Changer de comportement se heurte à des freins culturels et émotionnels !

Face au dérèglement climatique, à la disparition de la biodiversité, l’épuisement des ressources… la rationalité devrait conduire les populations à modifier leur comportement. Or, envisager la transition comme une opportunité et non comme une contrainte morale ou économique entre en conflit avec notre culture et nos émotions. Dialogue entre Vanessa Weihgold, doctorante en philosophie à Aix-Marseille Université et à l’université de Tübingen en Allemagne, qui a écrit sa thèse en philosophie sur l’émotion en relation avec le changement climatique et la dégradation de l’environnement. Et Bernard Mossé, historien, responsable formation, éducation et recherche pour l’association NEEDE Méditerranée.

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Dans le contexte de la transition écologique, le conflit culturel ne doit pas être entendu comme une opposition entre des cultures, mais, au sein d’un même pays, d’une même société, comme l’opposition entre les habitudes dominantes, transmises par mimétisme, de génération en génération, telles : le déplacement en voiture pour ses trajets, un régime alimentaire basée sur la viande ou les produits issus de l’élevage comme le lait, ou encore l’achat de produits sous emballage plastique…

Le conflit culturel est un frein au changement

Or, aujourd’hui, il est urgent de remettre en question ce socle comportemental qui a fait société au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Dans cette urgence, la part des émotions est prépondérante comme lieu de la négociation avec le monde, dans un échange mutuel dont dépend notre savoir-vivre. 
Mais cela provoque des conflits, pour l’individu et la société, sur les valeurs, les usages dans une culture qui n’est pas prête à remettre en question son modèle. Il y a dissonance entre ce qu’il faudrait faire et la tendance naturelle à faire comme le plus grand nombre, à rester dans le confort du « monde d’avant ».

Il nous faut changer le narratif sur le vivant, mais aussi sur le minéral

Tout ce que l’humain consomme vient de la Terre. Pour qu’il puisse continuer à vivre, il faut qu’il préserve la Nature. Or il se comporte comme un super parasite qui utilise les ressources jusqu’à leur épuisement. La responsabilité sociétale voudrait qu’il se serve tout en pensant régénération, durabilité écologique, équilibre entre l’énergie consommée et celle qui existe. Bref qu’il passe d’un comportement de parasite à celui de symbiote qui respecte celui qui le nourrit et qu’il cesse de parler de la Terre comme ressource.

Cette attitude prédatrice est en contradiction avec la notion de contrat qui implique la réciprocité des droits et des devoirs de chacune des parties. Se pose alors la question de savoir quels sont les droits de la Terre et les droits du vivant. Cette approche juridique progresse notamment à travers la Constitution de certains pays (par ex. la Bolivie). Également au niveau des institutions internationales avec des statuts de personne morale pour les forêts, les fleuves, les animaux. Au niveau des hommes aussi, avec le droit de respirer un air pur, de ne plus être contaminée par des polluants, etc. C’est une révolution conceptuelle du rapport entre l’homme et son environnement. Mais, davantage qu’un contrat, c’est la notion de don et de contre-don qui doit lier la Nature à l’Homme.

L’homme a pris conscience de sa vulnérabilité 

L’écoanxiété est devenue un phénomène de masse. L’homme prend conscience que désormais ses ressources sont comptées et qu’il ne va plus pouvoir soutenir le modèle qui a porté la croissance et le développement des sociétés depuis la révolution industrielle. C’est une remise en cause de tous les paradigmes du 20e siècle. Une civilisation-monde qui, si elle perdure, entraînera la fin de l’humanité.

Cette perception tient aussi à notre lieu de vie. En Méditerranée notamment, hotspot du changement climatique, la hausse des températures modifie les paysages jusqu’à la couleur des feuillages et leur temporalité, provoquant, sans quitter son pays, un sentiment de dépaysement bien étudié par les philosophes :  la solastalgie.
Cette perception est surtout générationnelle. Les jeunes estiment que l’on ne fait pas assez. Pas assez vite. Que c’est leur avenir qui se joue maintenant et qui est compromis. Qu’ils ne survivront pas aux changements désormais modélisés par les scientifiques. Ils ont l’impression que les actions, les changements de comportement individuels ne suffiront pas. Que les dirigeants partout dans le monde ne font pas ce qu’ils devraient. D’où l’apparition de mouvements activistes, de plus en plus radicaux.

Sidération et sentiments d’injustice

L’inaction est cependant aujourd’hui dominante et contagieuse. L’individu se sent démuni ; les entreprises disent que c’est aux gouvernements de fixer les caps ; les gouvernements disent que changer de modèle est impossible sans un changement radical de comportement des populations. De fait, la capacité d’action est freinée, car pour l’instant les sociétés les plus prospères qui sont celles qui consomment le plus de ressources ne peuvent pas, ne veulent pas, changer de modèle. Et ceux qui subissent le plus massivement les effets du changement climatique sont ceux qui ont le moins d’impact. Parallèlement, dans les sociétés les plus consommatrices de ressources, ce sont les strates sociales les plus pauvres, donc bénéficiant le moins du système, qui subissent le plus les pollutions, la malbouffe, etc. D’où un sentiment d’injustice, qui se double d’un autre constat : les pays les plus industrialisés, États-Unis, Chine, Europe, Japon sont aussi ceux qui sont les moins disposés à changer radicalement de mode de vie. Or, sur une même planète, tout est interconnecté. Ce n’est pas parce qu’un pays est vertueux, produit peu de CO2, qu’il est à l’abri des effets du réchauffement climatique ; qu’il s’agisse de la sécheresse ou, pour certaines îles, de leur disparition programmée en raison de la montée des eaux. D’où un sentiment d’injustice doublé d’une impression d’inéluctabilité.

Le changement passe par un effet d’entrainement

L’exemple des entreprises est intéressant. Quand l’encadrement promeut et adopte un comportement pro-environnemental et prend en compte les propositions des salariés, c’est l’ensemble de la structure qui est emporté dans une dynamique vertueuse. Il y a même un effet sur le recrutement : les jeunes qui ont le choix parce que diplômés ou formés, désormais privilégient les entreprises qui veulent entrer dans ce processus. Rendre le pouvoir aux gens, c’est toute la force des mouvements qui sont en train d’émerger et qui proposent un modèle alternatif. L’approche participative, locale, est un élément moteur du changement.

Le changement du modèle de production et de consommation ne peut se faire que par un changement de modèle de société appuyé sur un narratif qui re-connecte l’Homme à son environnement.

*Vanessa Weihgold, est doctorante en philosophie à Aix-Marseille Université et à l’université de Tübingen en Allemagne et écrit sa thèse en philosophie sur l’émotion en relation avec le changement climatique et la dégradation de l’environnement.

*Bernard Mossé est historien,
responsable Formation Éducation Recherche
Association NEEDE Méditerranée

Références

Norgaard, K.M. (2011) : “Living in Denial : Climate Change, Emotions, and Everyday Life”, Massachusettes.

Hickman, C., Marks, E., Pihkala, P., Clayton, S., Lewandowski, R.E., Mayall, E.E., Wray, B., Mellor, C. et Susteren, L. van (2021) : “Climate anxiety in children and young people and their beliefs about government responses to climate change: a global survey”, The Lancet Planetary Health, 5, 12, e863‑e873.

Serres, M. (2020) : Le contrat naturel, Paris.

Moore, Jr., B. (1979) : Injustice: the social bases of obedience and revolt, London.

Baptiste Morizot (Morizot, B. (2019) : “Ce mal du pays sans exil. Les affects du mauvais temps qui vient”, Critique, n° 860-861, 1, 166‑181.)

Sur la relationalité

Kałwak, W. et Weihgold, V. (2022) : “The Relationality of Ecological Emotions: An Interdisciplinary Critique of Individual Resilience as Psychology’s Response to the Climate Crisis”, Frontiers in Psychology, 13.

Sur le comportement pro-environnemental au travail

Yuriev, A., Boiral, O., Francoeur, V., Paillé, P. (2018) : “Overcoming the barriers to pro-environmental behaviors in the workplace : A systematic review”. Journal of Cleaner Production.

Sur l’inaction face au dérèglement climatiqueRobert Gifford, R. (2011) : “The dragons of inaction: psychological barriers that limit climate change mitigation and adaptation”, American Psychologist.