Algérie

Un court moment d’éternité

Je rencontre Abdeslam Abdelhak en février 2012 grâce à une amie commune. Ancien journaliste, il m'emmène ce matin-là faire ma première traversée d'Oran, jadis la ville la plus européenne d'Algérie, avec en particulier sa très nombreuse communauté espagnole, qui s'est vidée après l'Indépendance. C'est au déjeuner qu'il me confie l'histoire qui suit :

Un jour de septembre 2006,nous recevons un groupe de quatre-vingts pieds noirs, principalement de Saïda, à 170 km au sud d’Oran, une petite ville au commencement du Haut Plateau, qui se sont mis en tête de venir visiter les lieux de leur jeunesse. Des touristes en Algérie, donc ! Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas vu ça !

Le groupe arrive vers dix-sept heures à l’aéroport d’Es Sénia. Nous opérons par bus de vingt personnes, avec quatre guides, et dès qu’ils prennent place on se dirige vers Saïda où ils sont attendus.

Durant le trajet d’un peu plus de 3 heures, l’ambiance est tendue, ils ont quitté le pays il y a une cinquantaine d’années, dans des conditions dramatiques, après une guerre qui a duré sept ans, et ils y reviennent après une longue période de terrorisme, les années 90, la Décennie noire. Les médias ont bien fait leur boulot de l’autre côté de la Méditerranée, et ils craignent d’être victimes d’attentats. Sans parler de Benoît XVI, qui vient d’être élu Pape, et a fait des déclarations parlant de violence dans l’islam. La rue musulmane s’est mise à gronder, il y a eu même des manifestations en Égypte, et bien sûr nos intégristes algériens ont enfourché la vague pour attiser la haine.

On arrive tout de même à Saïda, et finalement tout se passe bien, à l’hôtel un comité d’accueil les attend, dont des anciens de Saïda qui viennent les saluer. Certains retrouvent un ami, une connaissance. Dès le premier jour on a comme ça une dizaine de musulmans qui sont tout le temps dans le groupe, qui accompagnent les pieds noirs pour aller faire des achats, les invitent chez eux pour le couscous et suivent toutes nos activités.

Le troisième jour nous allons visiter le vieux Saïda. On est à la mi-septembre, sur le Haut Plateau, le soleil a fait son boulot tout l’été, le paysage est lunaire sauf un ravin, qui s’ouvre juste en bord de route. Ce ravin est un petit paradis. Un ruisseau coule au fond et donne naissance à une verdure luxuriante, des arbres gigantesques, de l’herbe, des fleurs. Les gardes forestiers ont même aménagé un petit zoo, il y a des magots, des gazelles.

On se balade dans cet endroit, bien frais, et à un certain moment de pause un petit groupe d’une demi-dizaine de personnes se détache et grimpe sur l’autre versant du ravin. Le groupe est emmené par une dame que personne n’avait remarquée auparavant. Dans un groupe il y a ceux qui apparaissent au premier plan et il y a ceux aussi qui font de la discrétion une manière de vivre, qui sont dans le fond du bus, qui passent invisibles. Elle, faisait partie de cette catégorie.

Elle grimpe le versant, s’arrête, se retourne et prend la parole. À ce moment-là, elle devient remarquable. Elle a une voix qui porte et la centaine de personnes qui sont là l’entendent très bien, surtout qu’elle développe un discours qui nous a pris aux tripes.

Voilà, dit-elle, moi je ne suis pas de Saïda et c’est la première fois que je mets les pieds en Algérie. Mais mon mari, lui, était de Saïda. Il était juif et il était aussi facteur, ce qui lui permettait de traverser toutes les communautés, chrétiennes, juives, musulmanes, et il avait des amis un peu partout, car c’était un joyeux garçon. Si aujourd’hui je suis là, c’est parce qu’Edmond, mon mari, m’a fait promettre sur son lit de mort de venir répandre ses cendres ici.

Elle a une urne dans les mains. Nous on accuse le coup, il y a même des femmes qui ont les larmes aux yeux. Elle reprend : Ce n’est pas un jour de tristesse, au contraire, parce qu’Edmond était un joyeux garçon, il aurait aimé que ça se passe dans la joie, surtout qu’aujourd’hui il va avoir le bonheur de revenir sur sa terre natale.

Elle ouvre l’urne et dans ce groupe de quatre-vingts personnes il y en a une vingtaine peut-être qui sont de confession juive, et ils entonnent un air, mais juste l’air sans les paroles. C’est le Kaddish, la prière des morts. Cet air accompagne la dame jusqu’à ce qu’elle termine de répandre les cendres.

Quand elle a fini, elle commence à redescendre la pente, et à ce moment-là, trois, quatre, dix, puis très vite une cinquantaine de voix s’élèvent. Ce sont les chrétiens du groupe, qui se mettent à chanter. Ils fredonnent un air. J’ai appris par la suite que c’était l’hymne à la joie, mais juste l’air sans les paroles, jusqu’à qu’elle arrive au fond du ravin et rejoigne le groupe.

À ce moment-là, entre nous passe une petite fraction d’éternité de silence. On est tous tétanisés. Et puis un des vieux musulmans, qui était tout le temps avec nous, nous interpelle et nous dit : et alors nous, mes frères, nous les musulmans, on ne sait plus enterrer nos morts ? Allez la Fetiah ! Et on a tous récité la première sourate du Coran en hommage au mari de cette dame.

François Beaune est écrivain, il vit aujourd’hui à Marseille. Il a fait de nombreux périples en Méditerranée pour recueillir tout un ensemble d' « Histoires vraies », dont une partie ont été publiées dans «  La lune dans le puits », (éditions Verticales, 2013, et en Folio Gallimard, en 2017). Il vient de publier son dernier roman " La profondeur de l’eau", aux éditions Albin Michel, en janvier 2025, sous le pseudonyme commun avec l’héroïne Jessica  Martin.

Photo de Une : Une oasis à Timimoun en Algérie © Tarik Hafid