La Méditerranée garde en elle des traditions qui défient le temps. Elles surgissent dans un parfum de rose cueilli à l’aube, dans la brûlure douce d’un piment, dans le souffle d’un langage inhabituel ou dans le cérémonial d’un café partagé. Entre gestes du quotidien et savoir-faire séculaires, ces traditions incarnent l’attachement à la terre, à la langue, aux saveurs, mais aussi la capacité à se transformer pour perdurer.
Cet article est un résumé de 4 articles sur le thème des traditions publiés dans 22-med, à retrouver dans les 11 langues utilisées sur le site.
Le secret des roses d’Agros, entre traditions et innovation: Andri Kounnou- Chypre
Le Piment d’Alep, une histoire de résilience : Edward Sfeir - Syrie
La Sfiria : la langue d’un village de montagne en voie de disparition : Kelly Fanarioti - Grèce
L’art du café malmené : Valentina Saini - Italie
Dans les villages de montagne, dans les champs brûlés de soleil ou sur les places animées des vieilles cités, les traditions méditerranéennes s’incarnent dans des rituels quotidiens, dans des saveurs et dans des mots. Elles appartiennent à ceux qui les portent et les transmettent, et dessinent une mémoire partagée, faite de résistance et d’adaptations. Roses cueillies à la main dans les montagnes, piments d’Alep résistants aux sécheresses, langage sifflé d’un village grec menacé d’oubli, ou encore tradition du café italien bousculé par le surtourisme : autant d’histoires qui disent la fragilité mais aussi la vitalité de ces héritages collectifs.
Roses d’Agros, une saga familiale
À Agros, petit village de montagne au cœur de Chypre, le parfum de la rose embaume chaque printemps. Depuis 1948, la famille Tsolakis récolte avec patience la Rosa damascena, transformée en eaux florales, confiseries ou cosmétiques. Trois générations se sont relayées pour ériger ce savoir-faire en fierté nationale. « Nous sommes profondément fiers de perpétuer une tradition que nos grands-parents ont bâtie et que nos parents ont poursuivie », confie Andria Tsolakis, diplômée en chimie et désormais en charge de la partie cosmétiques.
Chaque matin de mai, avant le lever du soleil, des dizaines de milliers de fleurs sont cueillies à la main. Leur parfum intense se concentre dans les heures fraîches de l’aube. La distillation immédiate permet d’obtenir une huile essentielle et une eau de rose recherchées pour leur qualité exceptionnelle. De là naissent sirops, loukoums, confitures, mais aussi des crèmes certifiées bio sous la marque Venus Rose, première ligne chypriote à obtenir le label européen Cosmos Organic.
Au-delà de l’économie, c’est une identité qui s’exprime. « Depuis que je suis enfant, je me souviens de marcher dans les champs de mon père et de cueillir les roses tôt le matin. Pour nous, ce ne sont pas simplement des fleurs, elles sont notre vie », raconte Andria. Pourtant, la sécheresse frappe de plus en plus durement ces collines. Les Tsolakis espèrent que la quatrième génération poursuivra l’aventure, transformant la rose d’Agros en véritable emblème patrimonial de l’île.
Le piment d’Alep, un goût de résistance
Au nord-ouest de la Syrie, dans le village de Salqin, un autre héritage se défend bec et ongles : le piment d’Alep. Reconnu pour sa saveur douce et fruitée, légèrement piquante, il s’invite dans toutes les cuisines du Levant. Dans les plats de makdous ou de mouhammara, il est le cœur rouge qui relie familles et générations. « Rien ne donne la saveur et la texture du piment d’Alep », insiste Rosie, Libanaise qui continue de l’acheter bien qu’il se fasse toujours plus rare.

La guerre et la sécheresse ont bouleversé cet équilibre. En 2021, la Syrie a connu sa pire année climatique en soixante-dix ans et des récoltes asséchées. « Avant nous en exportions quarante tonnes par an, aujourd’hui nous en vendons à peine vingt », explique Mahmoud, cultivateur. L’eau, devenue denrée rare et coûteuse, force les agriculteurs à s’adapter. Goutte-à-goutte, paillage, usage d’engrais organiques : autant de stratégies pour préserver une culture menacée.
Des ONG comme ICARDA ou la FAO accompagnent cette transition, formant les paysans et finançant des unités de transformation. Car la valeur ajoutée ne se limite plus au fruit séché : le broyage, l’emballage, la pâte de piment créent de nouveaux emplois. Malgré tout, l’instabilité des routes commerciales reste un cauchemar. « Nos produits arrivent souvent à moitié pourris à cause des retards dus aux conflits », se désole Abdallah.
Ce piment, autrefois symbole de prospérité, devient ainsi le miroir d’une société qui lutte pour maintenir vivants ses goûts et ses traditions.
La Sfiria, sifflement en sursis
Plus à l’ouest, sur l’île grecque d’Évia, une langue singulière retient encore quelques échos : la Sfiria, langage sifflé transmis pendant près de 2 500 ans dans le village d’Antia. Aujourd’hui, il n’y reste qu’une poignée d’habitants âgés ; les plus jeunes ont quitté la montagne. Panagiotis Tzanavaras tente pourtant de raviver ce souffle. « Jusqu’à l’école primaire, tous les enfants comprenaient et parlaient la Sfiria », se souvient-il.
Chaque sifflement correspond à une lettre de l’alphabet ; combinés, ils forment des phrases entières, capables de franchir les crêtes en un instant. Les bergers l’utilisaient pour alerter d’une bête perdue ou prévenir d’un danger. Découverte par le grand public en 1967 lors d’un accident d’avion, la Sfiria fascine les linguistes.
Panagiotis enseigne désormais ce langage dans les écoles d’Athènes, de Larissa ou de Syros. « Beaucoup d’enfants sont ravis de l’apprendre », assure-t-il. Les médias internationaux se sont emparés de son histoire, et en 2019 la Grèce a inscrit la Sfiria au registre national du patrimoine immatériel. L’UNESCO, sollicitée, pourrait un jour lui donner une reconnaissance mondiale. « Je ferai tout pour que cette langue ne disparaisse pas », promet Panagiotis, convaincu que ce souffle peut renaître.

L’espresso, rituel Italien bouleversé par l’inflation
Le café italien, inscrit dans l’imaginaire collectif, incarne cette tension entre patrimoine vivant et marché mondialisé. Boire un café en Italie ne se réduit pas à consommer une boisson : c’est un rite social, une respiration du quotidien. À Venise, le Café Florian, fondé en 1720, illustre cette tradition : patriotes du Risorgimento, écrivains et présidents s’y sont succédé. L’espresso y est plus qu’un arôme, il est un lien avec l’histoire.
Mais aujourd’hui, ce rituel vacille. Le prix du café a explosé : en 2024, il coûtait trois fois plus cher qu’un an auparavant. « Nous servons du café depuis 1820, mais l’augmentation est devenue insoutenable », soupire Maria, héritière du Caffè Sorarù à Vicence. Si les touristes affluent toujours, les habitants hésitent. « Quand on a une grande famille, chaque euro compte », confie Francesca, enseignante et mère de trois enfants.
La hausse des prix s’ajoute au surtourisme qui « colonise » les cafés des centres historiques. « Pour nous, prendre un café et un croissant en lisant le journal, c’est comme la cérémonie du thé pour les Japonais », explique Gabriele, entrepreneur vénitien. Mais ce rituel partagé est menacé d’être réduit à une simple attraction. Pour certains, la solution est de revenir au moka familial, loin de la foule.
Une mémoire en partage
Qu’il s’agisse de roses cueillies dans la rosée de mai, de piments séchés au soleil, d’un sifflement porté par le vent ou d’un café pris au comptoir, les traditions méditerranéennes racontent un attachement profond aux gestes et aux goûts transmis. Elles ne sont pas seulement des vestiges, mais des formes vivantes de culture. Fragiles, elles résistent grâce à ceux qui les portent encore. Et dans leur persistance, elles dessinent la possibilité d’un futur au sein duquel la Méditerranée garde la mémoire de ses héritages.

Photo de Une : À Agros, au cœur de Chypre, le parfum de la rose embaume chaque printemps @venus-rose