« Alors on mange »
Si la cuisine n’est pas exempte de querelles d’appartenance ou d’authenticité, les recettes se rient des frontières. La calentica, l’une des déclinaisons de la galette de farine de pois chiches qui vogue d’aventure en aventure et de port en port depuis plusieurs siècles, est un carrefour à elle seule dans le grand creuset culinaire de la Méditerranée.
Le soleil d’hiver traverse la devanture du Relais 50 à Marseille. Le cuisinier algérois Hamza Deramchi et sa femme Lydia Merrouche, juriste reconvertie dans l’agriculture durable, ont repris ce restaurant du Vieux-Port en octobre 2024 après s’être épris des vibrations phocéennes. Hamza téléphone à sa sœur pour connaître les proportions exactes de la garanteta de leur mère, Zhor. « C’est un prénom qui veut dire fleur », précise le chef qui note sur un carnet les mesures de la recette en volumes et non en grammes – les cuisines maternelles et populaires se passent de balances de précision. « À Oran, on l’appelle "calentica" parce que ça vient de caliente, chaud en espagnol, explique Hamza. À Alger, on dit plutôt "garanteta". C’est le même mot qui se prononce différemment. »

Flânerie marseillaise
« Calentita », « karantika » ou « garantita », la liste n'est pas exhaustive. Ce matefaim classique de la cuisine de rue algérienne n’est pas inconnu à Marseille où, à la faveur de la popularité retrouvée du pois chiche, la calentica déploie çà et là sa surface dorée. Au comptoir de Pizza Charly, institution familiale des ruelles cosmopolites de Noailles, elle trône depuis longtemps sur le côté de la grande vitrine remplie de pizzas, elles-mêmes arrivées en France avec les Napolitains par le grand port phocéen.
Pour préparer celle de Zhor, Hamza est venu acheter de la farine de pois chiches dans ce quartier surnommé « le ventre de Marseille ». Il se régale, au passage, de la calentica de Charly généreusement poudrée de cumin. Entre Marseille l’Italienne et Marseille l’Africaine, la farine de pois chiches cuite avec de l’eau fait office de liant. L’amour, aussi. La boulangerie préfigurant Pizza Charly fut créée en 1962 par Charles Rodossio, un pied-noir napolitain, pour son fils qui rencontra ici même Nabya Alioui, Algérienne d’origine et âme de l’enseigne depuis plus de quarante ans. Leur fils Charly, troisième du (pré)nom, en est le propriétaire actuel.
« Il n’y a pas longtemps à Saint-Cyr-sur-Mer, j’ai découvert la cade, une galette plus fine que la calentica mais qui lui ressemble », raconte Hamza en descendant la Canebière pour regagner le Vieux-Port. Le pois chiche, originaire du Proche-Orient, ceinture la Méditerranée et, au nord comme au sud, plusieurs galettes minimalistes nourrissent pauvres et travailleurs depuis des lustres. Leur base est toujours la même : un mélange de farine de pois chiches et d’eau, avec des variations de goût et de texture selon les dilutions et les cuissons.
Friture or not friture
Deux grandes familles se dessinent. Dans la première, qui comprend les panisses provençales et les panelle siciliennes, le mélange est cuit en bouillie, coulé dans un moule puis, une fois refroidi et figé, coupé en morceaux frits dans l’huile. La seconde, dans laquelle se bousculent notamment farinata ligure, cecina toscane, fainè de Sassari pour la Sardaigne, socca nissarde, cade varoise ou calentica, ne relève pas du beignet : la pâte, huilée et assaisonnée, est versée dans un grand plat et cuite à four très chaud. Celle de la calentica est parfois enrichie d’œuf et de lait, voire de fromage. Surtout, la galette algérienne est plus épaisse et se caractérise par un empilement de textures : le dessous, plutôt ferme, est surmonté d’une sorte de flan crémeux lui-même couvert d’une fine pellicule dorée qui noircit par endroits sous l’effet de la chaleur.
Dans la cuisine du Relais 50, la garanteta nourricière sort du four. Hamza y plonge une cuillère et retourne instantanément en enfance. Lydia, attirée par les parfums de pois chiche et de cumin, vient glisser un morceau de galette dans du pain. « La garanteta, c’est notre patrimoine culinaire et nos traditions, commente-t-elle entre deux bouchées. On a grandi avec ces odeurs, ces épices et ces goûts. En ville, les marchands ouvrent la baguette blanche devant toi, te demandent si tu veux de la harissa puis mettent la galette toute chaude dans le pain. »
La calentica des marchands ambulants, comme les verres glacés d’agua limon au citron, peuple également les récits pieds-noirs et sépharades. « On vend un souvenir, confirme Charly Rodossio à Noailles. Pour la calentica, la plupart de nos clients sont des vieux pieds-noirs. » Roland Bacri de Bal-el-Oued l’évoquait aussi dans la longue préface de l’une des premières éditions de Cuisine pied-noir des sœurs Karsenty (Denoël, 1974). « Une cuisine nationale, vous lui enlevez son caractère ethnique, qu’est-ce qui lui reste ? se demandait-il au début de ce joyeux plaidoyer pour l’impureté. La gastronomie piénoire, excusez-moi, mais pour lui trouver des octrois limitrophes ou des barrières frontalières culinaires, si vous n’avez rien à déclarer, c’est pas de ma faute, c’est une constatation. Nos recettes à nous ne sont pas bornées, c’est la vérité. Internationales, dépaysantes, cosmopolites, œcuméniques même, malgré qu’elles soient circonscrites à la Méditerranée. »
Galette en goguette
Alors, espagnole, la calentica ? Les liens sont très anciens entre les deux territoires unissant par un détroit l’Europe et l’Afrique, et Oran fut occupée par l’Espagne bien avant l’arrivée à partir de 1830, dans l’Algérie colonisée par la France et notamment en Oranie, de nombreux Espagnols miséreux venus là en même temps que d’autres migrants européens, italiens ou maltais en particulier. La majorité des Morisques expulsés d’Espagne au début du XVIIe siècle s’établit sur les côtes d’Afrique du Nord, et une légende raconte que la calentica aurait été créée par des Espagnols un siècle plus tard au fort de Santa-Cruz d’Oran. La calentica est du reste présente sous les noms de kalinti ou karan dans le nord du Maroc, à quelques brassées de la péninsule ibérique, notamment à Tanger et Oujda où elle est accompagnée d’une boisson fraîche au concentré d’agrumes, la barida.
La Ligurie, berceau de la farinata, se faufile aussi partout avec une troublante obstination. Gênes a été, pendant plusieurs siècles, l’une des plus grandes puissances maritimes de la Méditerranée. Ses marchands semblent avoir exporté avec enthousiasme leur vénérable galette. Plus tard, au XIXe siècle, des immigrants génois l’introduisirent vraisemblablement en Uruguay et en Argentine. Dans ces deux pays hispanophones comme en Espagne, elle porte le nom de fainá, qui est aussi l’appellation de la farinata en ligure et qui résonne avec la fainè de Sassari, tour à tour dominée par les Génois et les Aragonais.
Tout s’entremêle. À Gibraltar, où se déroule chaque année le Calentita Food Festival lancé en 2007, la renommée calentita, très proche de la farinata et de la socca, aurait été apportée au XVIIIe siècle par une colonie génoise dans le village de Catalan Bay. L’Angleterre borde aussi la Méditerranée et, inlassablement, la calentica tisse ensemble les mémoires.
Recette
La garanteta de Zhor

Mélangez 1 verre de farine de pois chiches, 4 verres d’eau, 2 cuillères à soupe de lait en poudre, 1 œuf, 2 cuillères à soupe d’huile, du sel, du poivre noir et du cumin moulus. Gare aux grumeaux. Laissez reposer 15 min.
Préchauffez le four à 250 °C. Huilez un plat en inox rectangulaire et saupoudrez-le de farine de pois chiches. Versez la pâte et enfournez jusqu'à ce que de belles taches noires se forment sur la surface. Saupoudrez la garanteta de cumin et mangez-la chaude, telle quelle ou dans un sandwich baguette avec de la harissa.
Restaurant Le Relais 50, 20 quai du Port, 13002 Marseille - 04 91 52 52 50
Pizza Charlie Noailles, 24 rue des Feuillants, 13001 Marseille - 09 84 20 79 62
Le prochain festival Kouss•Kouss, qui se déroule chaque été à Marseille entre fin août et début septembre, sera consacré au pois chiche.

À la croisée de l’histoire et de l’intime, des symboles et des techniques, de l’exceptionnel et du quotidien, la cuisine raconte la Méditerranée. Alors on mange !