Après quatorze longues années de conflit, la chute du régime baassiste ouvre une fenêtre d'opportunité inédite pour l'avenir de la Syrie. Pourtant, derrière l'espoir légitime de la reconstruction se cache un défi colossal et complexe : comment parvenir à rebâtir un pays dont l'environnement, les infrastructures et les ressources ont été méthodiquement et systématiquement détruits?

La chronique « Un monde fragile » est consacrée ce 26 juin aux impacts environnementaux et aux biais de la reconstruction post-conflit en Syrie. Elle est en lecture libre pour les 22 pays du pourtour méditerranéen et en 11 langues grâce à notre partenaire Arab Reform Initiative.
Par Edward Sfeir
Dans les décombres d'Alep, sous les nuages de poussière toxique qui planent encore au-dessus de Damas, la Syrie révèle aujourd'hui l'ampleur de sa blessure environnementale. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Trois millions d'habitations réduites en cendres, leurs débris gorgés d'amiante, de métaux lourds et de silice empoisonnant l'air et l'eau. Plus de quatorze millions de Syriens déplacés, fuyant des terres devenues inhabitables.
Un laboratoire de destruction environnementale
Dans ce paysage de désolation, une estimation qui glace le sang : 300 000 mines antipersonnel parsèment encore le territoire, transformant la terre natale des générations futures en piège mortel. « La Syrie a été un laboratoire d'armes pour divers pays comme la Russie ou l'Iran qui durant quatorze ans ont intoxiqué le sol syrien », témoigne Rula ASSAD, journaliste féministe et chercheuse. Un laboratoire où l'environnement n'était pas un dommage collatéral, mais une cible stratégique.

Quand l'agriculture devient un champ de bataille
« Le régime Assad a transformé l'agriculture en arme de guerre. Dans les années 1970-80, sous couvert de « révolution verte », Hafez al-Assad avait imposé un système agricole industriel basé sur des variétés importées, créant une dépendance fatale », raconte Ansar Jasim, politologue et militante pour la souveraineté alimentaire.
Quand la guerre a éclaté, cette stratégie a révélé sa véritable nature : « Sans l'agriculture, aucune révolution ne pourrait survivre, et c'est pour cela que le régime Assad a utilisé cette arme », explique l’experte. Les agriculteurs, privés de leurs semences traditionnelles, se sont retrouvés pris au piège d'un système conçu pour les contrôler.
Paradoxalement, cette violence a généré une résistance inattendue. Dans la région d'Idleb, des agriculteurs ont entrepris une quête désespérée : retrouver les graines ancestrales, celles que leurs grands-parents cultivaient avant l'industrialisation forcée. Certaines ont dû être récupérées auprès de banques de graines internationales, témoignage poignant d'un patrimoine génétique confisqué puis restitué par la communauté scientifique mondiale.
Cette renaissance agricole révèle une ironie amère : pendant que les variétés syriennes modifiées prospèrent dans le nord des États-Unis – où elles permettent de meilleurs rendements avec moins d'eau –, les agriculteurs syriens redécouvrent péniblement leur propre héritage biologique.
L'eau empoisonnée
Les experts dressent un constat accablant sur la situation hydrique. Avant même 2011, la Syrie souffrait déjà de problèmes de gestion de l'eau, avec un secteur agricole engloutissant 85% des ressources nationales. Mais la guerre a transformé cette vulnérabilité en catastrophe humanitaire.
L'exemple de la station d'eau d’Al Khafsah, au nord d'Alep, illustre cette stratégie de la terre brûlée. Cette infrastructure, qui approvisionnait trois millions de personnes, a été délibérément détruite. Dans la région de Hasaké, totalement privée d'eau potable, les agriculteurs ne peuvent même plus satisfaire leurs besoins de base.
Le fleuve Euphrate, qui représente 70% des eaux de surface du pays, est devenu un enjeu géopolitique. Selon les conventions internationales, la Turquie devrait laisser s'écouler 500 mètres cubes par seconde, mais les barrages en amont étranglent ce débit vital. La sécheresse qui frappe la région depuis 2020 achève de transformer cette crise de l'eau en urgence existentielle.
L'héritage toxique
Talah Alshami, chercheuse en urbanisme, décrit un paysage post-apocalyptique. Les zones industrielles bombardées ont libéré dans l'atmosphère des « polluants éternels et très dangereux ». Les infrastructures pétrolières détruites ont souillé les sols d'or noir, tandis que des populations désespérées s'adonnaient à un raffinage artisanal, s'exposant à des « quantités énormes de polluants et de produits toxiques et carcinogènes ».
La gestion des déchets, déjà défaillante, s'est effondrée sous la pression des exodes de population. À Tartous et Lattaquié, l'incinération et l'enfouissement sauvages présentent des risques sanitaires majeurs. Mais le danger le plus insidieux reste invisible : ces 300 000 mines qui transforment chaque pas en roulette russe.
Au rythme du déminage observé en Irak – 10 000 mines tous les trois ans –, il faudrait trois décennies pour sécuriser le territoire syrien. Trois décennies pendant lesquelles chaque enfant qui court, chaque paysan qui laboure, chaque famille qui rentre chez elle joue avec sa vie.
Justice climatique : repenser la reconstruction
Face à ce désastre, la levée des sanctions internationales pourrait sembler porteuse d'espoir. Mais les experts redoutent une logique du profit. « On peut s'attendre à une reconstruction traditionnelle où les gains sont une priorité », s'inquiète Al Shami.
C'est pourquoi l'équipe de Syrbanism plaide pour une nouvelle approche : faire de la justice climatique et environnementale « le socle de la reconstruction en Syrie ». Leur feuille de route dessine les contours d'une Syrie résiliente : protection des ressources naturelles, évaluation systématique de l'impact environnemental des projets, participation de toutes les catégories de population, durabilité des constructions.
Cette vision trouve un écho particulier dans la dimension genrée de la crise environnementale. Comme le souligne Rukaia Alabadi, « en Syrie, la question du féminisme est grandement liée à l'environnement car la majorité des agriculteurs sont des femmes et la plupart des manifestations environnementales sont féminines ».
Le défi de la gouvernance verte
Aujourd'hui, le nouveau gouvernement syrien se trouve à la croisée des chemins. Le ministère de l'environnement n'a toujours pas émis de stratégie environnementale cohérente. Cette indifférence contraste avec l'engagement de la société civile, qui a souvent pris le rôle de l'État absent depuis 2011.
La chute du régime Assad ouvre une fenêtre historique. Pour la première fois depuis des décennies, la Syrie peut imaginer son avenir sans la tutelle d'un système qui instrumentalisait la destruction environnementale.
Mais cette fenêtre ne restera pas ouverte éternellement. La reconstruction va commencer, avec ou sans vision environnementale. Les choix d’aujourd'hui détermineront si la Syrie de demain sera un modèle de résilience écologique ou la perpétuation, sous d'autres formes, du désastre environnemental légué par quatorze années de guerre.

Photo de Une : Les nuages de poussière toxique qui planent encore au-dessus de Damas © Beyrouth360