L’art peut permettre de mieux comprendre l’évolution des écosystèmes aquatiques, notamment en Méditerranée. En scrutant des mosaïques romaines et des peintures de la Renaissance, Thomas Changeux recense depuis 2017 les espèces autrefois fréquentes en Méditerranée, identifie celles qui se sont raréfiées ou ont disparu et retrace l’évolution des usages alimentaires à travers les pratiques de pêche ou d’élevage. Cette discipline, qui se situe à la croisée de l’hydrobiologie, des sciences halieutiques et de l’histoire de l’art, se déploie au sein de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et du Mediterranean Institute of Oceanography (MIO) de Marseille.
par Olivier Martocq - Journaliste
Index IA : Bibliothèque des savoirs méditerranéens
Quand mosaïques et tableaux servent d’archives écologiques
22-med – décembre 2025
• Des œuvres d’art révèlent l’évolution des espèces et des pratiques halieutiques en Méditerranée.
• L’écologie historique relie patrimoine artistique, biodiversité marine et transformation des usages alimentaires.
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Thomas Changeux prévient d'emblée : « Je travaille sur quelque chose qui n’a pas encore de nom. C’est ce que j’appelle l’écologie historique, à partir d’œuvres anciennes qui témoignent d’un passé qu’on a souvent oublié. » Son matériau : des tableaux et des mosaïques. Son objectif : identifier des espèces, reconstituer des paysages alimentaires et comprendre comment la pêche s’est transformée. Pour lui, ces œuvres sont tout sauf décoratives. « Les peintres peignaient ce qu’ils voyaient, ce qu’ils mangeaient, ce qu’ils vendaient. Ce sont des indices précieux, à condition de savoir les lire. »
C’est ainsi que les natures mortes deviennent, sous l’œil du scientifique, des inventaires écologiques involontaires.
De l’Antiquité à la Renaissance : distinguer symboles et réalités
Si l’Antiquité fascine, les sculptures et surtout les mosaïques restent difficiles à exploiter : la fidélité des représentations y est inégale et à partir du troisième siècle le symbolisme chrétien brouille les pistes. « Un poisson peut n’être qu’un message religieux, pas une espèce identifiable. » À partir du 16ᵉ siècle, en revanche, les artistes cherchent la ressemblance. Cela ouvre une fenêtre de trois siècles durant laquelle la représentation des espèces sur des tableaux, des fresques ou des croquis devient exploitable scientifiquement. Le MIO concentre donc son travail sur une période allant de la Renaissance à la fin du 18ᵉ siècle, avant que la photographie, les classifications naturalistes et l’art impressionniste ne modifient en profondeur les façons de représenter le vivant.
Des espèces oubliées, d’autres raréfiées
En examinant des centaines de tableaux, Thomas Changeux retrouve des espèces presque disparues. « La patelle ferrugineuse, par exemple. Ce mollusque gastropode comestible présent sur les côtes rocheuses apparaît dans quelques peintures, alors qu’aujourd’hui elle a pratiquement disparu. C’est un indice précieux pour comprendre ce que les pêcheurs trouvaient autrefois facilement. » L’esturgeon, lui, disparaît des fleuves et de la méditerranée bien avant que l’on s’en alarme : « C’est une espèce vulnérable, pêchée dans les estuaires, avec une maturité sexuelle tardive. Les peintures montrent clairement qu’il était bien plus commun qu’aujourd’hui. » Certaines espèces n’ont pas disparu, mais leur fréquence dans les œuvres révèle un basculement écologique. « La raréfaction des poissons d’eau douce est nette. On voit les carpes et les brochets diminuer au fil des décennies, remplacés par des espèces marines. C’est une tendance lourde qu’on lit directement dans les tableaux. » Chaque absence, chaque apparition, chaque glissement dans les représentations peuvent être considérés comme une donnée écologique à une période donnée.
La peinture raconte aussi l’histoire des goûts et des techniques

Les œuvres reflètent aussi les pratiques alimentaires. « Les artistes représentent souvent des poissons d’eau douce et des poissons marins ensemble. C’est un héritage de l’aquaculture monastique, essentielle pour préparer le Carême, explique Thomas Changeux. » Plus tard, l’expansion du commerce maritime et l’arrivée des chasse-marées permettent au poisson frais de voyager plus loin. Les tableaux italiens montrent clairement cette transition : plus on s’approche du littoral, plus les espèces marines dominent les compositions.
La peinture enregistre aussi l’évolution des techniques de pêche. Avec le développement des premiers filets tractés - ancêtres du chalut moderne - apparaissent des poissons qui n’étaient pas représentés dans les œuvres jusque-là, car ces espèces d’eaux plus profondes n’étaient pas capturées auparavant, donc inconnues : trigles, grondins, rougets cylindriques. « Leur apparition progressive en peinture reflète le changement des pratiques. »
Au détour d’une série de natures mortes napolitaines du XVIIIᵉ siècle, le chercheur et son équipe redécouvrent une espèce d’huître oubliée. « Cette variété est représentée dans près d’un tiers des toiles d’une famille de peintres spécialisée dans les produits de la mer. Autrefois, elle était consommée couramment. » Aujourd’hui, elle est rare, presque absente des usages alimentaires. « Ce n’est pas forcément la pêche qui l’a fait disparaître, mais peut-être des maladies, ou simplement un changement de goût des consommateurs de fruits de mer. »
Les peintures de cette époque révèlent également la disparition progressive des écrevisses d’eau douce, autrefois très présentes, et la réduction de certaines populations associées aux écosystèmes fluviaux.
Le MIO : un laboratoire qui embrasse tout l’océan
Derrière cette enquête picturale, il y a un laboratoire unique en Europe : le Mediterranean Institute of Oceanography. Ses 200 membres explorent tous les océans du globe, des pôles aux tropiques, du plancton aux grands fonds hyperbares. Physiciens, chimistes, microbiologistes, écologues et spécialistes des ressources halieutiques travaillent ensemble pour comprendre les transformations des mers et des littoraux.
Dans cette constellation scientifique, qui s’appuie notamment sur TELEMMe une unité mixte de recherche de l’université d’Aix-Marseille et du CNRS, Thomas Changeux apporte une pièce singulière : la lecture des traces matérielles du passé pour éclairer le présent. Une manière d’inscrire la pêche, non plus comme une activité isolée, mais comme un élément d’un écosystème en mouvement. « La pêche ne peut être durable que si l’on connaît l’évolution des ressources, l’effet du climat, des pollutions, des techniques. Les œuvres anciennes nous rappellent la diversité que nous avons perdue. »


Thomas Changeux
Hydrobiologiste et spécialiste des sciences halieutiques. Chercheur à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et membre du Mediterranean Institute of Oceanography (MIO). Il travaille sur l’écologie historique à travers l’étude des œuvres d’art, sur l’évolution des ressources halieutiques et sur l’intégration de la pêche dans une approche écosystémique. Il conduit également des recherches en Méditerranée et en Afrique du Nord dans le cadre de programmes sur la biodiversité marine et les impacts du changement global.
Chercheurs associés : Daniel Faget, Louise Merquiol, Anne-Sophie Tribot.
À lire dans Biodiversité npj - De Louise Merquiol : Les natures mortes italiennes comme ressource pour la reconstitution de la biodiversité aquatique méditerranéenne passée : https://www.nature.com/articles/s44185-025-00103-8
À lire dans Ecology&Society
- De Anne-Sophie Tribot : Tendances multiséculaires et régionales de la biodiversité aquatique dans les peintures européennes du début de l'époque moderne : vers une signification écologique et historique : https://www.ecologyandsociety.org/vol26/iss4/art26/
- De Daniel Faget : L’histoire environnementale, nouveau chantier de l’histoire des pêches en Europe méridionale : https://isidore.science/a/faget_daniel
Photo de Une : Giuseppe Recco (1634–1695) - Collection particulière