France

Quand l’épargne citoyenne sauve des fermes

En France, 200 fermes en moyenne disparaissent chaque semaine. Pour lutter contre ce phénomène, Terres de liens, qui a fêté ses 20 ans en 2023, sanctuarise des surfaces agricoles grâce à l’épargne des citoyens. L’association a ainsi déjà pu sauver 378 fermes depuis sa création. Soit 800 agriculteurs qui ont pu s’installer durablement. Des paysans, engagés dans une agriculture bio, de proximité et à taille humaine.

Mains terreuses et traits tirés, Franck Sillam consacre près de 70 heures par semaine à sa Ferme des Roselières, quatre hectares en Provence. « Être maraîcher n’est pas un travail, c’est une vie », confie-t-il, tout en répartissant ses légumes pour les distribuer en circuit court.

Il maintient des terres agricoles en zone périurbaine, préserve la biodiversité et génère des emplois : son métier a donc du sens. De plus, il permet aux citadins d’accéder à une alimentation locale et de qualité. « Avec 1,5 hectares, je nourris plus de 200 familles par semaine, explique-t-il fièrement. Si tout le monde produisait selon notre modèle, on pourrait nourrir la population en grande partie ».

De l’épidémiologie à la terre

La Ferme des Roselières se trouve en territoire périurbain, à Aubagne, ville de près de 48 000 habitants. Une partie des terres se situe à la lisière d’une zone industrielle où de grandes enseignes cherchent à s’étendre. Sans Terre de Liens, jamais les surfaces agricoles n’auraient été préservées. Jamais Franck Sillam n’aurait pu s’installer en 2017.

L’ex-épidémiologiste vient alors de terminer sa conversion agricole. Il repère trois parcelles. La première, une friche, appartient à une enseigne d’hypermarché qui n’a pas eu l’autorisation de s’agrandir. La Métropole est propriétaire de la deuxième. La troisième est détenue par un particulier, qui la propose hors de prix. « 85 000 euros pour 4 960 m2, trop cher ! Normalement, c’est 10 000 euros le prix de l’hectare à Aubagne et c’est déjà cher ! »

Franck Sillam de la Ferme des Roselières, 4 hectares de terres nourricières ©Terre de Liens

Des zones périurbaines sous la pression foncière

Ici en effet, les terres agricoles connaissent une forte pression foncière qui fait grimper les prix et rend difficile l’installation d’agriculteurs. Franck Sillam aurait pu se contenter des deux premiers terrains. Mais il souhaite produire près de 60 légumes différents dans l’année, en rotation. Pour ne pas appauvrir les sols et éviter que les prédateurs ne s’y installent, il a besoin de doubler sa surface. Ainsi sa terre peut se reposer entre deux rotations.

Le néo-paysan connaissait le mouvement Terre de Liens. Il faisait même partie des donateurs lorsqu’il était encore épidémiologiste à Marseille, partant du principe que « nous sommes tous responsables de la disparition des terres agricoles ».

La rencontre a vraiment eu lieu lors d’une projection du film ‘’Faim de Terre’’, une enquête locale sur l’artificialisation des sols et, avec elle, la disparition des terres – l’équivalant de la ville de Marseille tous les trois ans. Les terres maraîchères sont petit à petit grignotées pour construire des maisons. Donc des routes, des parkings, des zones commerciales… À l’issue de la projection, il explique sa problématique d’achat des parcelles. Terre de Liens décide alors d’acheter, via sa foncière, les 4 960 m2 pour les louer à Franck, « environ 600 euros par an ». Avec les trois parcelles, il constitue ainsi une ferme de deux hectares de terre riches en nutriments.

L’épargne des citoyens

La Ferme des Roselières est l’une des 378 fermes achetées et soutenues par Terre de Liens à travers la France. L’association les a acquises grâce au capital accumulé par sa foncière (125 millions d’euros aujourd’hui). Cet investissement solidaire, qui compte 13 000 épargnants, est ouvert à tout citoyen souhaitant placer son épargne dans un projet ‘’à haute valeur sociale et écologique’’. Le minimum ? « La valeur d’une action à 104 euros », précise Joël Guitard, coprésident de Terre de Liens PACA.

Pour ce bénévole, chimiste à la retraite et « citoyen touché par le défi à relever », impliquer les citoyens dans la protection des terres agricoles représente une vraie innovation. « Elle relevait auparavant uniquement de la responsabilité des agriculteurs ».

Les 378 fermes de Terre de Liens répondent à la charte : une activité agricole à taille humaine, conduite en agriculture bio et de proximité. L’association tient à « créer un lien avec la terre, mais aussi entre producteur et consommateur », insiste le responsable. Franck Sillam, par exemple, distribue ses légumes directement à la ferme, au marché à Marseille et dans deux AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). Cet humaniste offre par ailleurs des produits à des épiceries solidaires.

Son contrat, comme tous ceux de Terre de Liens, est un « bail rural environnemental ». Il permet à l’agriculteur de jouir des terres sans limitation de durée, à condition de libérer la ferme lorsqu’il mettra fin à son activité agricole ou en cas de non-respect des clauses du bail. Il peut de son côté le rompre à tout moment. Sans mettre en péril l’équilibre de la foncière, car elle retrouve toujours un repreneur. « Nous avons même plus de demandes que de terres », souligne Joël Guitard.

Une sélection rigoureuse des candidats

Le profil des fermiers Terre de Liens est en majorité celui de Franck Sillam : des porteurs de projet ne provenant pas du monde agricole, pour 60% des candidats à l’installation. « Ils veulent travailler la terre, ont les compétences, mais ne possèdent pas de capital ».

D’ailleurs, la moitié des candidatures ne sont pas retenues. « Ces personnes ont envie, mais n’ont pas conscience des difficultés engendrées par le métier. Leur projet est de l’ordre du fantasme ». Il y a ensuite une deuxième sélection et un entretien individuel. Ces étapes sont importantes « car c’est l’argent de l’épargnant et l’idée n’est pas d’envoyer les postulants au casse-pipe ». Effectivement, l’association essuie peu d’échecs, « on les compte sur les doigts d’une main ».

Soutenir les paysans en difficulté

Il arrive que des agriculteurs fassent appel à l’association alors qu’ils sont déjà installés. Ce fut le cas, par exemple, d’un maraîcher locataire dont le propriétaire vendait les terres. « Nous nous sommes portés acquéreurs, confortant le paysan déjà installé », détaille Joël Guitard. Idem pourun arboriculteur qui rencontrait des problèmes de trésorerie : « Nous lui avons racheté la moitié de sa propriété ».

Enfin, l’association permet de créer du lien entre les agriculteurs, souvent isolés. Il donne l’exemple de Franck Sillam qui partage « ses nombreuses recherches » avec trois fermiers voisins. Il a notamment mis au point une serre bioclimatique qui stocke la chaleur durant le jour et la restitue la nuit. Sans chauffage ni panneau solaire.

La Ferme des Roselières, outre nourrir les sols et les hommes, permet à son paysan de vivre décemment. Et sans subventions. Son rendement est tel que Franck Sillamn a pu acheter, trois kilomètres plus loin, deux hectares à un particulier. Il a ainsi doublé sa surface. Et embauché deux salariés.

Cet article s’inscrit dans une trilogie sur la Thématique de la désertification rurale :

©Terre de Liens

Photo de Une : Franck Sillam souhaite produire près de 60 légumes différents dans l’année en rotation ©Terre de Liens