« On est passé d’un système dans lequel le soleil apportait l’essentiel de l’énergie et des nutriments à un système de ressources non renouvelables ». Nicolas Bricas, socio-économiste de l’alimentation au CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) et titulaire de la Chaire UNESCO Alimentations du monde, se penche sur les enjeux agricoles et alimentaires de demain : Comment y répondre ? Vers quel type d’agriculture tendre pour nourrir la population française ?
« Au début du 20e siècle, on découvre le charbon, le potassium, l’azote, le pétrole, l’uranium – des ressources non renouvelables – utilisés massivement. On bascule alors dans ce nouveau système qui permet d’augmenter la production alimentaire plus vite que la population. » Ce que Nicolas Bricas décrit est la situation de surproduction alimentaire qui s’établit à partir des années 1980 à l’échelle planétaire.
Au 20e siècle en France, un premier contrat social autour de l’alimentation
Il précise d’emblée que la population mondiale ne s’expose « pas du tout face à un risque de pénurie alimentaire ». Mais directement après la Seconde Guerre mondiale, on cherche déjà à trouver les bons ajustements entre l’agriculture et l’alimentation françaises. En ce sens, un contrat social est alors mis en place, une solution pour « une alimentation la moins chère possible, sans empoisonnement à court terme. » On augmente la productivité de la terre et du travail grâce aux engrais chimiques et aux avancées technologiques.
Une série d’institutions voit également le jour pour permettre la mise en œuvre de ce contrat : les fournisseurs privés, les assurances et les banques publiques, la recherche et les interprofessionnels (avec les syndicats agricoles). « Tout un système alimentaire ! Mais, dès les années 1970, on se rend compte que ce modèle va coincer à terme. On épuise des ressources non renouvelables, on sature les milieux naturels et on pollue. D’autant plus qu’on ne parvient pas à rémunérer correctement les producteurs, que la valeur ajoutée s’accumule en aval et qu’on fait face à de nouveaux problèmes de santé publique (surpoids, maladies dégénératives et cardiovasculaires…) imputables à la qualité des produits. Ils nous empoisonnent à moyen et long terme », poursuit le socio-économiste.
Imaginer une démocratie alimentaire
Des problématiques environnementales, sanitaires, sociales et de gouvernance s’ajoutent à la démonstration de Nicolas Bricas. Elles justifient le besoin de changer de modèle agroalimentaire (soit la production agricole, sa transformation, sa commercialisation, sa consommation et la gestion de ses déchets). Pour cela, il s’agirait, toujours selon le spécialiste, de transformer et remplacer tous les acteurs concernés « pour faire advenir un autre contrat social. Un projet compliqué parce que certains acteurs ont construit leur richesse sur l’ancien modèle et entendent bien continuer comme ça. »
Plutôt qu’une « nouvelle fuite en avant optimiste, avec la troisième révolution agricole » (les nouvelles technologies numériques et génétiques, NDLR), Nicolas Bricas penche pour une démocratie alimentaire. Ballotté entre l’effondrement de la biodiversité et l’arrivée de ces nouvelles évolutions technologiques, le système agroalimentaire est à la croisée des chemins. Notre rapport à l’alimentation change, celle-ci étant un moyen de se relier aux autres et à la biosphère. Cela se concrétise dans les combats contre la maltraitance animale notamment. Egalement dans la façon dont on fait de l’agriculture. « Notre façon de construire notre alimentation est notre façon de se construire au monde. Et aujourd’hui, c’est aux citoyens de décider, de reprendre la parole ; pas aux entreprises ou experts d’avant. »
Une Caisse commune de l’alimentation
Dans la ville de Montpellier (507 000 habitants), un conseil citoyen de l’alimentation a vu le jour. Un espace dans lequel les citoyens peuvent réfléchir, se former, rencontrer divers experts du milieu et élaborer des propositions sur le système des générations futures.
Prenons l’exemple de leur première assemblée citoyenne de l’alimentation, en juillet 2021. Une soixantaine d’habitants se réunissent alors et « se demandent comment donner à tout le monde accès à une alimentation de qualité. Eux-mêmes définissent cette qualité », présente l’expert. Cela aboutit au projet de construction de la Caisse commune de l’alimentation : 380 habitants tirés au sort cotisent tous les mois entre 1 et 150 euros, en fonction de leur classe sociale « et de ce qu’ils veulent donner ». En contrepartie, ils touchent chaque mois 100 euros à dépenser dans des lieux de vente préalablement sélectionnés dans la ville – des marchés paysans et magasins indépendants locaux. « Cela donne à tout le monde accès à des aliments de qualité et les amène à réfléchir à la question. »
Cette expérimentation s’inspire du projet Sécurité sociale de l’alimentation actuellement en cours de réflexion en France. L’idée est de rajouter une branche « alimentation » à la Sécurité sociale de la santé, sur la base du modèle initial mis en place par les travailleurs. « L’objectif, à terme, serait que tous les Français cotisent à une caisse en fonction de leur niveau de vie et reçoivent 150 euros par mois dédiés à cette alimentation », continue Nicolas Bricas.
La nécessité d’impliquer les citoyens
De nombreuses initiatives locales existent et expérimentent ces nouvelles façons de produire. « Comme avec l’agriculture biologique il y a quelques décennies, commente le socio-économiste. Aujourd’hui, on parle d’agroécologie, avec l’équité des agriculteurs dans les filières, une gouvernance davantage équilibrée et de nouvelles façons de transformer les productions. Ces modèles alternatifs méritent d’être mis en débat pour répondre aux enjeux de non-destruction de l’agriculture et de l’alimentation. »
Alors, aurions-nous trouvé la solution pour notre alimentation de demain ? Nicolas Bricas tempère : « Ce sont des modèles inspirants et des repères, mais ce n’est pas forcément exactement vers cela qu’il faut aller. C’est justement parce qu’on n’a pas la réponse exacte qu’il faut que les citoyens soient investis. Le pilotage de notre système alimentaire est accaparé par une poignée d’acteurs, avec un contre-pouvoir pas assez fort. Il faut modifier ce rapport de force en créant ces comités citoyens de l’alimentation ».

Photo de Une : Une alimentation saine, qui repose sur du bon sens ©Pixabay