Palestine

Mémoires de pierres

Eman Al Assi, conteuse des espaces et gardienne de la mémoire, fait revivre le passé à travers sa connaissance de l’architecture et du patrimoine de Palestine. Spécialiste en recherche et études patrimoniales, elle a consacré une grande partie de son travail à la documentation et à la préservation des trésors culturels du monde arabe. Dans cet entretien, Sana Tamzini explore avec elle l’histoire de 22 maisons de Naplouse du début du XXe siècle.

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de documenter ces 22 maisons de Naplouse, et comment les avez-vous sélectionnées ?
Lors de mon séjour à Naplouse, j’ai remarqué que de nombreux professionnels et habitants s’intéressaient particulièrement aux maisons historiques de la vieille ville, attribuant souvent plus de valeur à ces bâtiments qu'à ceux que j'avais sélectionnés. Cette recherche semble se concentrer sur les aspects architecturaux des maisons palestiniennes construites par leurs propriétaires à une époque marquée par des transformations majeures dans l’histoire de la Palestine et du monde arabe… Mais j’explore également les espaces de ces maisons pour revivre avec ceux qui les ont habitées, documentant leurs souvenirs, leur quotidien et les événements qui ont façonné leurs rêves et dépassé leurs souffrances. Théoriquement, il s’agit de montrer comment nos villes historiques ont réagi aux changements politiques, économiques et sociaux dans la région du Levant à cette époque. En remodelant et reconstruisant les environnements urbains, et en soulignant la forte relation entre le lieu et ses habitants.
Les maisons que j’ai choisies ne sont pas situées dans la vieille ville, mais dispersées dans différentes zones de Naplouse. Malheureusement, beaucoup d’entre elles ont été négligées, et sont aujourd’hui, soit démolies, soit abandonnées.

Vous mettez en avant la relation entre le lieu et les habitants. Quelles histoires personnelles les plus marquantes avez-vous entendues lors de vos recherches sur ces maisons ?

Chaque maison raconte une histoire unique, contribuant à la mémoire collective de la ville de Naplouse et à l’histoire palestinienne. Certaines reflètent le lien entre la vie rurale et la structure économique urbaine de Naplouse, notamment à travers les savonneries traditionnelles, qui ont joué un rôle clé dans l’économie de la ville à cette époque. Le savon produit ici était exporté dans tout le monde arabe. D’autres racontent l’histoire du tissu social de la ville, y compris le rôle des femmes palestiniennes dans l’éducation. Il y en a qui sont liées à des figures influentes ayant des connexions politiques avec l’Empire ottoman, devenues des acteurs majeurs du mouvement nationaliste arabe. Des maisons témoignent aussi des liens entre les villes palestiniennes comme Jaffa avec Damas, qui étaient à l’époque des centres commerciaux cruciaux.

Le livre, qui prolonge cette recherche, raconte les histoires de maisons datant de la première moitié du XXe siècle, une période marquée par des événements majeurs dans la région arabe, notamment la chute de l’Empire ottoman, le mandat britannique et plus tard la tutelle jordanienne. Ces maisons reflètent les changements architecturaux survenus dans la société palestinienne et la manière dont elles ont répondu au concept de modernité alors prédominant dans la région.

Comment s’est effectué votre choix ?

Je documente 22 maisons situées en dehors des frontières de la vieille ville, réparties tout autour et non limitées à ses confins. Mon choix repose sur plusieurs critères, notamment la mise en lumière de maisons actuellement marginalisées, car de nombreux efforts de préservation, qu'ils soient communautaires ou gouvernementaux, se concentrent sur des maisons datant de périodes plus anciennes. Négligées et abandonnées par leurs habitants d’origine pour diverses raisons, elles ont été soit réutilisées et réhabilitées pendant la période de tutelle jordanienne, soit laissées à l’abandon pendant de nombreuses années, attirant ainsi l’attention des investisseurs qui souhaitent les démolir pour les remplacer par des bâtiments commerciaux.
L’importance de cette recherche réside dans la mise en lumière du mouvement architectural moderne de la première moitié du XXe siècle. Elle offre une analyse descriptive et analytique de ces maisons, de leurs caractéristiques distinctives et de leur lien avec les informations sur leurs bâtisseurs, leur évolution et leurs transformations, ainsi que sur la nature de la vie qui s’y déroulait. Chaque maison raconte une histoire qui contribue à la mémoire historique de la société palestinienne de cette époque.

Vous soulignez également les défis auxquels ces maisons sont confrontées aujourd’hui, notamment la négligence et la démolition. Quels sont, selon vous, les plus grands obstacles à leur préservation ?

À mon avis, le principal défi réside dans la propriété et la situation actuelle des résidents d’origine. Ce qui appartenait autrefois à une seule personne est aujourd’hui divisé entre plusieurs propriétaires, dont beaucoup ne vivent plus à Naplouse. Certains ont même perdu leurs droits de propriété en raison des conditions juridiques injustes imposées par l’occupation israélienne. Ces restrictions légales les ont privés de leurs droits fonciers, car ils ont été empêchés de retourner dans leurs maisons.

Documenter ces maisons est la première étape vers leur préservation et celle de la mémoire qu’elles portent. Elles représentent une période critique de l’histoire palestinienne.

J’espère qu’avec l’achèvement de ce livre, d’autres maisons de Naplouse représentant cette période seront étudiées. Idéalement, cette recherche pourrait s’étendre à d’autres villes palestiniennes. Cela permettrait de créer une base de données riche pour l’étude d’un type spécifique d’architecture résidentielle palestinienne, en particulier celle basée sur le modèle de la salle centrale, qui était courante dans tout le Bilad al-Sham ( le « pays de Sham », le Croissant fertile).

La façade de la maison familiale Al Asmar © Eman Assi, 2023.

Photo de Une : Le balcon de la maison familiale Zaiter donnant sur l'expansion moderne de Naplouse, © Eman Assi, 2023.

Sana Tamzini, artiste et commissaire d’exposition. Elle a dirigé le Centre national d’art vivant de Tunis entre 2011 et 2013. Elle est aussi présidente du  Fanak Fund pour la mobilité des artistes et des opérateurs culturels