Turquie

L’architecture des Khédives, héritage oublié d’Istanbul

Derrière les palais perchés sur les collines, les villas somptueuses sur les rives du Bosphore, ou encore certains hôpitaux et institutions centenaires se cache une influence méconnue, celle des Khédives d’Égypte. Héritiers du puissant Mehmet Ali Pacha, les membres de la dynastie Kavalalı ont marqué de leur empreinte la ville ottomane, entre aspirations européennes et racines balkano-méditerranéennes.

Au XIXe siècle, deux pôles majeurs de l’Empire ottoman rivalisent dans leur course vers la modernité : Istanbul, la capitale, et l’Égypte, dirigée d’une main de fer par Kavalalı Mehmet Ali Pacha. Réformateur redouté, père du nationalisme égyptien, ce dernier impose alors une série de transformations audacieuses, qui ébranleront l'autorité centrale.

Une dynastie entre Nil et Bosphore

Mais la lutte d’influence ne s’arrête pas là. Pendant près d'un siècle, cette rivalité s’étend au domaine culturel, social et urbain. La famille khédive, tout en gouvernant l’Égypte sous l’autorité ottomane, s’installe progressivement à Istanbul. Pas seulement pour des raisons politiques.

« Bien que des raisons politiques soient en jeu, c’est surtout pour échapper à la chaleur estivale de l’Égypte qu’ils passent une partie de l’année à Istanbul », note l’historien de l’art Baha Tanman.

De ces séjours naît un patrimoine architectural unique, mêlant influences ottomanes, italiennes, françaises et égyptiennes. Un style hybride et élégant, porté par une élite cosmopolite formée en Europe.

Les Khédives impriment leur marque sur tous les bâtiments

Leur première grande réalisation se dresse sur la rive asiatique du Bosphore. Lancé dans les années 1840 par Mehmed Ali Pacha, le palais de Beykoz est achevé en 1854 par son fils Said Pacha. Colonnades, terrasses, volumes néoclassiques : le bâtiment reflète les goûts de l'époque du Tanzimat.

Le palais de Beykoz © Tuğba Öcek

« C’est un symbole du passage de l’architecture en bois du Bosphore à la construction en maçonnerie », souligne l’architecte Gözde Çelik.

Le palais, peu prisé par le sultan Abdülmecid, le palais devient ensuite un lieu de réception prestigieux sous le règne d’Abdülaziz, avant de connaître plusieurs vies : orphelinat, hôpital, musée.

Un demi-siècle plus tard, c’est sur les hauteurs de Çubuklu qu’Abbas Hilmi II, dernier khédive d’Égypte, fait construire le majestueux Palais Khédive (1907). Niché dans un parc boisé, le bâtiment mêle art nouveau, néo-Renaissance et architecture ottomane. À l’extérieur, il évoque une villa toscane. À l’intérieur on découvre une rotonde romaine en marbre, une tour d’observation, et l’un des premiers ascenseurs à vapeur d’Istanbul.

Bien que dans de nombreuses sources, le bâtiment soit attribué à l’architecte italien Delfo Seminati, selon Çelik « l’architecte du bâtiment serait l’Italien Antonio Lasciac. Seminati ne serait donc que l’auteur des bâtiments annexes ».

Une architecture moderne

Dans le quartier de Beyoğlu, Abbas Hilmi fait également édifier en 1910 un immeuble d’un nouveau genre : l'appartement Mısır (appartement égyptien), construits en béton armé – une première à Istanbul.

La cage d'escalier de l'appartement Misir © Tuğba Öcek

Inspiré de l’architecture parisienne, le bâtiment occupe l’emplacement de l’ancien Théâtre Trocadéro. Transformé en appartements après la mort du pacha, il accueillera des figures majeures de la vie intellectuelle comme Mithat Cemal Kuntay ou le poète Mehmet Akif Ersoy. Il conserve aujourd’hui une fonction mixte : galeries, musées, restaurants.

Autre joyau de la dynastie, les trois pavillons d’Emirgan – le Blanc, le Jaune et le Rose – construits entre 1871 et 1878 par le khédive Ismail Pacha. Le Pavillon Rose, en bois, rappelle la maison turque traditionnelle ; le Jaune, de style chalet ottoman, mêle rococo et baroque ; le Blanc, en pierre, combine éléments néoclassiques et techniques anciennes comme le plâtre traditionnel.

Une présence toujours visible

L’influence des khédives ne se limite pas à la résidence. En 1862, Zeynep Sultan, fille de Mehmet Ali Pacha, et son mari Yusuf Kamil Pacha fondent l’hôpital Zeynep Kamil, premier établissement de santé privé d’Istanbul, gratuit pour les patients. Il reste encore l’un des hôpitaux les plus actifs de la ville.

La Villa İffet Hasan, construite par Mehmed Ali Hasan pour sa sœur, abrite désormais un musée qui a accueilli des expositions de Dali, Picasso ou Rodin. De style néoclassique, elle a été conçue par l’architecte italien Eduard de Nari, avec des matériaux venus de Roumanie et de Suisse. De nombreux autres édifices parsèment encore Istanbul : la Villa Said Halim Pacha à Yeniköy, la Villa de la princesse Rukiye Halim à Kanlıca, la Villa Mustafa Fazıl Pacha à Kandilli, ou encore le Pavillon Süngerli à Baltalimanı, de nos jours à l’abandon.

Sarı Köşk fait partie des trois pavillon d’Emirgan. Restauré il a été transformé en café-restaurant géré par la municipalité d'Istanbul © Tuğba Öcek

Photo de Une : Le majestueux Palais Khédive sur les hauteurs de Çubuklu © Tuğba Öcek