La Méditerranée s’appauvrit. En cause, la baisse massive des apports en nutriments venus des fleuves et des rejets épurés. Une conséquence directe des politiques de gestion de l’eau, des sécheresses devenues un phénomène récurrent et des pratiques industrielles et agricoles. Pour la biologiste marine Daniela Banaru, cette raréfaction menace toute la chaîne alimentaire marine, fragilise les pêcheries et pourrait paradoxalement accroître la contamination des organismes. Une alerte scientifique qui appelle à repenser la gestion des eaux douces et marines.
Olivier Martocq - Journaliste
Index IA : Bibliothèque des savoirs méditerranéens
La Méditerranée s’appauvrit faute de nutriments
22-med – décembre 2025
• La baisse des apports en nutriments issus des fleuves et des eaux traitées fragilise la chaîne alimentaire marine et les pêcheries méditerranéennes.
• Selon la biologiste marine Daniela Banaru, cet appauvrissement pourrait aussi accentuer la contamination des organismes par les polluants.
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La Méditerranée a toujours été une mer oligotrophe, c’est-à-dire naturellement pauvre en nutriments. C’est d’ailleurs cette faible productivité qui explique la transparence de ses eaux, si prisée des touristes. « Quand les eaux sont très claires, c’est qu’il n’y a pas beaucoup de plancton. Les cellules sont petites, peu abondantes en biomasse », rappelle Daniela Banaru qui souligne que l’équilibre naturel reposait sur des zones clés de fertilité, en particulier les embouchures des fleuves. Sur le littoral français, le Rhône, notamment, jouait un rôle majeur.
« Les fleuves apportent naturellement de la matière organique, issue essentiellement du lessivage des sols et des débris de végétaux terrestres. Ces nutriments nourrissent le phytoplancton, puis toute la chaîne alimentaire jusqu’aux poissons exploités par les pêcheries », explique Daniela Banaru. C’est ainsi que le golfe du Lion concentre aujourd’hui près de 90 % des pêcheries méditerranéennes françaises.
Stations d’épuration : un progrès sanitaire indispensable… Mais !
L’amélioration du traitement des eaux usées a été un progrès sanitaire majeur. L’exemple de Marseille avec un premier traitement physico-chimique à la fin des années 80, et le traitement microbiologique performant depuis seulement 2008 illustre une prise de conscience collective. « Il fallait absolument nettoyer les eaux rejetées à la mer, car c’était un risque sanitaire majeur pour les eaux de baignade, et pas seulement. Il y a deux siècles, des dizaines de milliers de personnes mouraient de maladies liées aux bactéries, notamment en consommant des coquillages », rappelle la chercheuse. Les stations d’épuration ont permis de réduire drastiquement la charge bactérienne, une grande partie de la matière organique et des nutriments. Mais ce progrès a eu un effet collatéral inattendu : la baisse massive des apports nutritifs vers la mer.
« En améliorant la qualité des eaux terrestres rejetés, on a aussi diminué la quantité de nutriments qui arrive à la mer », souligne Daniela Banaru. Depuis 2000, la directive-cadre européenne sur l’eau a fixé pour objectif aux États membres de préserver et restaurer la qualité des rivières, lacs et fleuves. Elle vise en particulier à limiter les apports excessifs en nutriments, à l’origine de phénomènes d’eutrophisation et de proliférations d’algues vertes, un phénomène récurrent dans les lagunes côtières et sur les côtes bretonnes. « Sur le plan terrestre, cette directive a bien amélioré la qualité des cours d’eau. Mais elle n’a jamais été pensée en lien avec les besoins et le fonctionnement des écosystèmes marins en Méditerranée », constate Daniela Banaru. À cela s’ajoute la baisse importante des volumes d’eau arrivant à la mer : sécheresses répétées, prélèvements agricoles, eau potable, barrages hydroélectriques. « On a beaucoup moins d’eau qui arrive à la mer, et cette eau est beaucoup plus pauvre en nutriments », résume-t-elle. Le résultat c’est une chute de la production primaire. « Avec moins de nutriments, il n’y a moins de phytoplancton et celui-ci est de plus petite taille. Les invertébrés qui le consomment deviennent plus petits et moins nutritifs. Dans cette situation, la biomasse de poissons exploitables diminue et certains sont plus maigres », analyse Daniela Banaru.
Poissons plus petits, pêcheries fragilisées
Ce déséquilibre se traduit déjà dans les pêcheries. « Aujourd’hui, les poissons grandissent moins bien, restent plus petits. Certaines espèces comme la sardine sont sous la taille réglementaire et ne peuvent plus être pêchées », observe la biologiste. Or, les gestionnaires actuels en charge de ces questions continuent d’imputer la baisse des stocks à la seule pression de pêche. Une erreur d’analyse déplore Daniela Banaru qui estime nécessaire une prise de conscience globale des facteurs environnementaux au niveau européen. Pour elle, le problème est systémique et concerne la gestion globale de l’eau, du bassin versant jusqu’à la mer. Paradoxalement, l’appauvrissement de la Méditerranée pourrait aggraver la contamination des organismes marins. « Dans des milieux peu productifs, avec des cellules de phytoplancton plus petites, la bioconcentration des contaminants est beaucoup plus forte ». Les travaux de Daniela Banaru montrent que certains polluants, comme le mercure, peuvent être présents en concentration des millions de fois supérieures dans le petit phytoplancton que dans l’eau elle-même, puis se bioaccumulent avec la taille et l’âge et se bioamplifient à mesure que l’on monte dans la chaîne trophique. « Dans certains cas, les petits poissons peuvent accumuler des pesticides à des concentrations plus de 700 fois supérieures à celles du phytoplancton », alerte-t-elle. Réduire les nutriments sans réduire les polluants pourrait donc produire l’effet inverse de celui recherché. De plus, les effets combinés de ces polluants sur les organismes et le fonctionnement des écosystèmes marins restent encore mal connus.
Repenser la gestion de l’eau, de la terre à la mer
Face au constat et aux études menées par les scientifiques la solution ne passe ni par un retour en arrière sur les stations d’épurations déployées sur les côtes méditerranéennes, ni par l’arrêt total des rejets à la mer. La priorité pour Daniela Banaru est « d’empêcher en amont, à la source, le rejet des polluants que l’on sait ne pas pouvoir traiter. Une fois qu’ils arrivent en station d’épuration, c’est trop tard ». Elle plaide pour une gouvernance intégrée.
« Il faut mettre autour de la table ceux qui gèrent les eaux douces et ceux qui gèrent la mer », insiste-t-elle.


Daniela Banaru est chercheuse en biologie et écologie marines à l’Institut Méditerranée d’Océanographie (MIO) et maîtresse de conférences à Aix-Marseille Université. Ses travaux portent sur le fonctionnement des écosystèmes marins, les réseaux trophiques et le transfert des contaminants. Elle a été Pi de l’ANR CONTAMPUMP (Plancton: pompe biologique de contaminants dans les écosystèmes marins ? (https://anr.fr/Projet-ANR-19-CE34-0001). En juin 2025, elle a participé au One Ocean Science Congress, qui a réuni près de 2 000 chercheurs, en amont de la 3ᵉ Conférence des Nations unies pour l’Océan.
À lire dans PLoS ONE - De Théo Garcia : Temporal changes in multiple zooplankton indicators in the Bay of Marseille (N-W Mediterranean Sea) over the last two decades: implications for the functioning of the pelagic ecosystem. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0292536
À lire dans Marine Pollution Bulletin - De Javier Angel Tesán Onrubia Bioconcentration, bioaccumulation and biomagnification of mercury in plankton of the Mediterranean Sea. https://doi.org/10.1016/j.marpolbul.2023.115439