Tunisie

La ghriba à Djerba, un pèlerinage judéo-musulman, fragile et persistant

Il fut un temps où les juifs vivant dans toute l’Afrique du Nord se comptaient par centaines de milliers. Cette période n'est pas si lointaine : elle remonte tout juste à la première moitié du XXe siècle. Puis on a assisté à une migration rapide et massive de cette population, attirée par le projet sioniste vers l’État d’Israël et poussée par l'aggravation de ses conditions de vie et les atteintes à la sécurité dans les pays nouvellement indépendants, notamment en raison du conflit israélo-palestinien qui a jeté son ombre tragique sur l’ensemble de la Méditerranée.

Cet article s’inscrit dans la série dédiée en amont de l’exposition Lieux saints partagés qui ouvrira à la Villa Médicis en octobre prochain.

Par Dionigi Albera

Au fil des décennies, les départs se sont progressivement intensifiés. Des quartiers et des villages entiers ont été vidés de leur population. Des centaines de synagogues ont fermé leurs portes, abandonnées à jamais par tous leurs fidèles. La population juive a entièrement disparu en Égypte, Libye et Algérie, et elle ne compte désormais que quelques milliers d’individus au Maroc et en Tunisie.

Fragments d’histoire

Il fut un temps où en Afrique du Nord l’on dénombrait des centaines de lieux sacrés partagés par des juifs et des musulmans. Dans un livre paru en 1948, Louis Voinot documenta l’existence d’une centaine de sanctuaires faisant l’objet d’un double culte pour le seul Maroc. Son travail a été par la suite complété et précisé par Issachar Ben-Ami qui a décelé un nombre encore plus important d’occurrences (environ 140 cas). Même si pour les autres pays les connaissances sont moins précises et exhaustives, les données dont on dispose montrent que les cultes judéo-musulmans étaient présents dans le territoire immense longeant la rive sud de la Méditerranée. Les catalyseurs de ces confluences dévotionnelles étaient des figures saintes reconnues par les uns et par les autres, dont le catalogue était riche et varié : personnages bibliques, hommes saints appartenant à l’une ou à l’autre tradition, jusqu’à des figures locales presque indéterminées, aux traits évanescents et à l’hagiographie sommaire. Ces manifestations dévotionnelles combinaient les influences de la Bible, du Talmud et de la Kabbale avec d'autres provenant de l'environnement culturel caractérisé par la prédominance de l'islam. Le culte des saints constituait ainsi une sorte de « pont conceptuel » entre juifs et musulmans. L'effacement de la présence juive sur la carte de l'Afrique du Nord a mis fin à ces anciennes formes de contiguïté et d’imbrication.

Une présence juive en Tunisie

De ce point de vue, Djerba apparaît comme une exception. Certes, cette île a expérimenté une diminution importante de sa population juive, sans cependant connaître un véritable effondrement, comme cela s’est produit ailleurs. Les effectifs ont été divisés par quatre : plus de 4000 dans les années 1930, les juifs de Djerba sont aujourd’hui environ un millier. Mais ils représentent à eux seuls les deux tiers de l'ensemble de la présence juive en Tunisie. En outre, Djerba accueille le seul cas de brassage religieux entre juifs et musulmans qui a survécu dans la continuité en Afrique du Nord.

L’épicentre de ce phénomène est la synagogue de La ghriba, située en proximité de Hara Sghira, l’un des deux anciens villages juifs de l’île. Une tradition locale affirme la plus haute antiquité de cet édifice. Il aurait été bâti par des prêtres israélites fuyant Jérusalem après la destruction du Temple en 586 avant notre ère. Cependant, ces récits se heurtent au manque de sources historiques pour les temps reculés. De surcroit, l'architecture de La ghriba ne révèle aucun indice d'un passé très lointain. Plusieurs ajouts et rénovations suggèrent plutôt un agrandissement du sanctuaire à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, quand il devient un important centre de pèlerinage régional, en attirant des pèlerins provenant du Sud tunisien et de la Libye, mais aussi de terres plus lointaines (Maroc, Égypte, Grèce).

Se déroulant généralement en mai, en correspondance de la fête de Lag Ba'Omer, le pèlerinage rassemblait ainsi un vaste conglomérat de communautés juives dispersées dans diverses régions méditerranéennes.

Un pèlerinage en commun sous tension

Les juifs ne représentaient cependant pas l’unique « clientèle » du sanctuaire. Au début du XXe siècle, un savant qui l’avait visité compara la synagogue de Djerba à l'un des plus importants lieux de pèlerinage européens. À ses yeux, La ghriba était « une sorte de Lourdes juive, non sans ses fidèles musulmans et même chrétiens ». Cette fréquentation plurielle s’est poursuivie jusqu’à nos jours, surtout de la part de femmes musulmanes, lesquelles, comme leurs homologues juives, cherchent l’aide de la sainte associée à ce sanctuaire, notamment pour des questions liées à la fécondité. Selon une légende locale, alternative aux récits de fondation à caractère historique, la synagogue aurait été bâtie sur le lieu où une jeune femme étrangère, mystérieuse et solitaire, habitait sous une hutte de branches – le terme ghriba en arabe signifie justement « étrangère », « solitaire », « mystérieuse ». Même son identité religieuse apparaît incertaine. Était-elle juive ou musulmane ? On ne le saura jamais, car un jour la hutte brûla. Les habitants trouvèrent le cadavre de la jeune fille intact. Ils comprirent alors qu’il s’agissait d’une sainte et construisirent l’édifice religieux sur cet emplacement. Cette indétermination reflète le caractère ouvert de la synagogue sanctuaire.

L'histoire récente du pèlerinage témoigne d'une capacité d'adaptation aux changements historiques : au fur et à mesure de la disparition des communautés juives en Afrique du Nord, les pèlerins ont été de plus en plus recrutés parmi les juifs tunisiens ayant émigré en Europe ou en Israël. Cette histoire nous parle également d'une résistance obstinée face à une séquelle de crises qui ont été surmontées à chaque fois.

De fait, les turbulences de la géopolitique méditerranéenne se sont fréquemment invitées dans la synagogue de Djerba. Le sanctuaire a été tragiquement touché à plusieurs reprises par les tensions d'un environnement politique exacerbé par le conflit israélo-palestinien et la montée du terrorisme islamiste. En 1985, un militaire tunisien chargé de la sécurité de La ghriba a ouvert le feu dans le sanctuaire, tuant cinq personnes, en représailles à une frappe aérienne israélienne visant le siège de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Tunis. Après une période de difficultés, la fête annuelle de La ghriba reprend de l'ampleur, quand intervient un autre tournant tragique. Le 11 avril 2002, quelques semaines avant la fête de Lag Ba'Omer, un attentat suicide attribué à l'organisation Al-Qaïda provoque la mort de 19 personnes, dont 14 touristes allemands, juste devant l'entrée de la synagogue. Le pèlerinage a alors connu un déclin pendant quelques années, puis il a retrouvé un certain succès, tout en évoluant désormais dans le cadre d’une stricte protection policière.

Au cours des quinze dernières années, les crises se sont répétées avec une fréquence accrue (incertitude de la phase de transition après la chute du régime de Ben Ali en 2011, sidération suite aux attentats perpétrés au musée du Bardo à Tunis et à Sousse en 2015). Dernier coup de massue, en 2023 : une attaque en plein pèlerinage, provoquant la mort de cinq personnes. En mai 2024, les organisateurs ont décidé d’annuler les festivités du pèlerinage, en maintenant seulement les rituels religieux à l’intérieur de la synagogue, à cause du contexte international lié à la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza.

Que se passera-t-il cette année ? Y aura-t-il du monde à La ghriba pour célébrer la fête de Lag Ba'Omer ce 16 mai ? Ce pèlerinage ancien parviendra-t-il une fois de plus à faire preuve de résilience dans les années à venir ? Ou bien cette dernière trace d'une longue symbiose judéo-musulmane en Afrique du Nord sera-t-elle effacée par le choc de l'occupation israélienne de Gaza ?

l'entrée de la synagogue de La ghriba © Manoel Pénicaud

Dionigi Albera, anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS , il est à l’origine du programme de recherche sur “ Les lieux saints partagés “ et Commissaire de l’exposition du même nom, dont une nouvelle version sera présentée à Rome, à la Villa Médicis à l’automne 2025

Photo de Une : fête de Lag Ba'Omer à La ghriba © Manoel Pénicaud