Bosnie

Ivo Andrič, l’homme qui aimait les ponts

Qui connaît et lit encore Ivo Andrič ? Ecrivain puissant, venu d’ex-Yougoslavie, prix Nobel de littérature en 1961, il explore les frontières subtiles des Balkans et cherche, face à tout ce qui nous sépare, à retrouver sans cesse ce qui nous relie…Le style comme l’art subtil du récit font d’Ivo Andrič un écrivain rare qu’il serait grand temps de mettre à la juste place qui lui revient.

Venu de Bosnie, Ivo Andrič a tenté de scruter des mondes, qui s’entrelacent, des religions, qui cohabitent et se confrontent, des histoires longues d’empires, à commencer par l’Empire ottoman, qui ont déposé dans ces contrées des strates de temps, des façons de faire et d’habiter le monde, trop souvent antagonistes.

L’arrivée de l’empire français, napoléonien, jusqu’à Travnik, confronté à l’empire austro-hongrois, qu’il raconte dans sa fameuse Chronique de Travnik, alors que l’emprise du pouvoir ottoman demeure, témoigne d’un art du récit qui nous révèle les arcanes de ces sociétés complexes.

Grâce à la plume d’Ivo Andrič, nous sommes d’emblée dedans, là où se trame la vie de chacun, là où l’ordre du temps est soudain percuté par tous ces « étrangers » qui s’agitent, qui ont des « projets » pour embellir ou transformer la ville, bouleverser des modes de vie ancestraux, répétés, ritualisés.

Son chef d’œuvre-Le Pont sur la Drina- nous en donne une idée, comme peu de livres dans l’histoire de la littérature. Il nous fait prendre la mesure du choc qu’a pu représenter la « modernité européenne », ou ce qui s’imaginait ainsi, parmi ces sociétés qui vivaient au rythme où coule la Drina, dans un tout autre temps social. Avec l’arrivée de l’armée austro-hongroise, jusque sur les rives de la Drina, un monde bascule :

« Il y avait des Tchèques, des Polonais, des Croates, des Hongrois et des Allemands.

Il semblait au début qu’ils avaient échoué là par hasard, selon les caprices du vent, et qu’ils venaient vivre ici de façon provisoire, pour partager plus ou moins avec nous la façon dont on avait toujours vécu dans ces contrées, comme si les autorités civiles devaient prolonger pendant un certain temps l’occupation inaugurée par l’armée. Cependant, de mois en mois, le nombre de ces étrangers augmentait. Ce qui surprenait le plus les gens de la ville et les emplissait à la fois d’étonnement et de méfiance, ce n’était pas tant leur nombre que leurs incompréhensibles et interminables projets, l’activité débordante et la persévérance dont ils faisaient preuve pour mener à bien les tâches qu’ils entreprenaient. Ces étrangers ne s’arrêtaient jamais de travailler et ne permettaient à personne de prendre le moindre répit ; ils semblaient résolus à enfermer dans leur réseau — invisible, mais de plus en plus perceptible — de lois, d’ordonnances et de règlements la vie tout entière, hommes, bêtes et objets, et à tout déplacer et transformer autour d’eux, aussi bien l’aspect extérieur de la ville que les mœurs et les habitudes des hommes, du berceau à la tombe. Ils faisaient tout cela avec calme et sans beaucoup parler, sans user de violence ou de provocation, si bien que l’on n’avait pas à quoi résister. Lorsqu’ils se heurtaient à l’incompréhension ou à des réticences, ils s’arrêtaient immédiatement, se consultaient quelque part sans qu’on le vît, changeaient seulement d’objectif ou de façon de faire, mais parvenaient quand même à leurs fins. Ils mesuraient une terre en friche, marquaient les arbres dans la forêt, inspectaient les lieux d’aisance et les canaux, examinaient les dents des chevaux et des vaches, vérifiaient les poids et les mesures, s’informaient des maladies dont souffrait le peuple, du nombre et de l’âge des arbres fruitiers, des races de moutons ou de la volaille. (On aurait dit qu’ils s’amusaient, tant ce qu’ils faisaient paraissait incompréhensible, irréel et peu sérieux aux yeux des gens.) Puis tout ce qui avait été fait avec tant d’application et de zèle s’évanouissait on ne savait où, semblait disparaître à jamais, sans laisser la moindre trace. Mais quelques mois plus tard, et même souvent un an après, lorsqu’on avait complètement oublié la chose, on découvrait tout à coup le sens de toute cette activité, apparemment insensée et déjà tombée dans l’oubli : les responsables des quartiers étaient convoqués au palais et se voyaient communiquer une nouvelle ordonnance sur la coupe des forêts, la lutte contre le typhus, le commerce des fruits et des pâtisseries, ou encore sur les certificats obligatoires pour le bétail. Et ainsi, chaque jour une nouvelle ordonnance. Et avec chaque ordonnance, l’homme en tant qu’individu se voyait imposer plus de restrictions et de contraintes, alors que la vie collective des habitants de la ville et des villages se développait en se structurant et en s’organisant.

Mais dans les maisons, chez les Serbes comme chez les musulmans, rien ne changeait. On y vivait, on y travaillait, on s’y amusait à la manière d’autrefois. On pétrissait le pain...

...dans la huche, on grillait le café dans la cheminée, on étuvait le linge dans des baquets et on le lavait dans une « lessive » qui rongeait et crevassait les mains des femmes ; on tissait et brodait sur des tambours et des métiers. On restait fidèle aux vieilles coutumes lors de la slava, des fêtes et des mariages, alors qu’on n’évoquait que très rarement, en chuchotant, comme quelque chose d’incroyable et de lointain, les nouvelles habitudes introduites par les étrangers. En un mot, on travaillait et vivait comme on l’avait toujours fait et comme on le ferait encore dans la plupart des maisons quinze ou vingt ans après le début de l’occupation. »

Ivo Andrič est un écrivain de toujours. À lire et à relire sans cesse pour découvrir et mieux comprendre ce monde, son monde, dont la Bosnie fut l’épicentre, là où le « Grand jeu » des empires s’est affronté. Là où demeurent pourtant des passages, des ponts qui nous relient, face à tant de pouvoirs qui s’acharnent à vouloir dresser des murs.

Dans une postface lumineuse à l’édition française du Pont sur la Drina, Predrag Matvejevitch souligne combien « Andrič ressemble à un sage d’Orient qui ne se soucie guère d’édifier, mais cherche simplement à transmettre sa sagesse ». Ivo Andrič, ou l’art de conter et de raconter.

Et pour aller plus loin :

Le pont sur la Drina, traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, éditons Belfond, 1994

La chronique de Travnik, même traductrice, Le Serpent à plumes, 2011

La cour maudite, même traductrice, Les éditions Noir sur Blanc, 2025

                                                          

Le Pont sur la Drina à Višegrad ©Petar Ubiparip - Pixabay

Photo de Une : Statue d'Ivo Andrić devant le musée qui lui est consacré à Belgrade ©Alex333e

Thierry Fabre
Fondateur des Rencontres d’Averroès, à Marseille.
Ecrivain, chercheur et commissaire d’expositions. Il a dirigé la revue La pensée de midi, la collection BLEU chez Actes-Sud et la programmation du Mucem. Il a créé le programme Méditerranée de l’Institut d’études avancées d’Aix-Marseille-Université.
Il prend en charge la responsabilité éditoriale.