Sfax, « la capitale du Sud » a connu, depuis les années 1980, un déclin continu dont les causes sont multiples : mondialisation, fuite des élites économiques et culturelles à la Capitale ou à l’étranger, passage à une économie de service… mais une des causes déterminantes est la dégradation de la qualité de vie due à la pollution industrielle -notamment chimique- malgré la mobilisation citoyenne depuis 1980 et surtout après la révolution de 2011.
Sociologue et militant écologique sfaxien, Fethi Rekik analyse ce cas exemplaire avec le recul du scientifique et témoigne de ce combat difficile avec l’engagement du citoyen, dans un dialogue avec Bernard Mossé, historien, responsable Recherche, Éducation Formation de l’association NEEDE Méditerranée.
Bernard Mossé : Fethi, peux-tu présenter tes recherches d’une part et ton engagement d’autre part et comment ces deux activités se sont croisées dans ton parcours ?
Fethi Rekik : En effet mon parcours est constitué de deux volets, scientifique et associatif, que j’ai mené en fait en parallèle.
En 2002, j’ai adhéré à l’association de la protection de la nature et de l’environnement de Sfax (APNES). Au même moment, j’étais professeur de sociologie à la faculté des lettres et sciences humaines de Sfax. Et il y a eu une collaboration entre cette association de défense de la nature et la faculté. Il s’agissait d’un plan de protection de la biodiversité des îles de Kneiss, un ensemble de quatre îlots classées PIM (Petites îles de Méditerranée) à la flore et à la faune exceptionnelles menacées par le braconnage, les ramasseurs de palourdes et les activités pastorales (moutons). Ce projet était financé par le FEM (fonds mondial de l’environnement) ; ça a été pour moi l’occasion de travailler sur er le volet socioéconomique du projet et d’écrire un article publié en 2006 dans la revue du CERES.
Plus tard, j’ai poursuivi une recherche et publié un article avec Salem DAHECH (Professeur de géographie à Paris VII) sur le trafic routier et la pollution à Sfax dans la revue Pollution atmosphérique : comment expliquer que les citadins contribuent à la pollution, notamment sonore, dans leur ville de Sfax ; mon collègue s’attachant aux aspects environnementaux et moi-même aux aspects psychosociologiques de la question.
Plus généralement, mes sujets de recherche portent sur la place de Sfax dans le pays, la centralisation et la régionalisation, plus largement le modèle de développement.
Jusqu’en 2011, l’APNES où j’ai milité activement jusqu’en 2011, était la seule à agir dans la région de Sfax. Son président fondateur (feu Ahmed Zghal), était une figure du parti au pouvoir, le RCD. Les militants des partis de gauche, à part quelques exceptions, ne voulaient pas participer à l’association la jugeant inefficace, mais assistent souvent aux manifestations (des séminaires annuels notamment) traitant de la question de l’environnement à Sfax, et particulièrement de la pollution des entreprises chimiques : la SIAPE (Société industrielle d’acide phosphorique et d’engrais) et la NPK (azote, phosphore et potassium, L’association poursuit aussi une activité pédagogique en animant des clubs de lycéens dans la région de Sfax pour les sensibiliser et les éduquer à la protection de l’environnement.
Bernard Mossé : Que se passe-t-il avec la révolution de 2011 ?
De ce point de vue aussi, il y a un avant et un après 2011.
Avec l’acquisition de la liberté d’expression, de nombreux mouvements citoyens ont émerg, y compris sur la thématique environnementale. Et ces mouvements citoyens ont débordé l’APNES, l’association historique.
Un collectif s’est alors dessiné, composé d’acteurs associatifs dont toujours celles et ceux de l’APNES, d’anciens politiques et de jeunes.
Cette année-là constitue un premier déclic : juste après la révolution, l’APNES a voulu concrétiser la décision prise en 2008 par l’ancien président Ben Ali, de fermer la SIAP. Et l’association organise un séminaire dans cet objectif. J’allais personnellement y participer à cette activité qui n’a pas eu lieu. Elle se heurta à la puissante organisation syndicale UGTT, ou plutôt à sa section sfaxienne, qui s’oppose à la fermeture de la SIAPE (qui devait entrer en vigueur en 2011 par la vertu de la décision prise par le président Ben Ali en 2008) et aux licenciements de quelques 300 salariés, dans une connivence avec le pouvoir central.
D’habitude, l’UGTT se place du côté des causes humanitaires -elle obtiendra même pour cela le prix Nobel de la Paix en 2015, attribué à un collectif dont elle fait partie, avec la Ligue de la défense des droits de l’Homme et l’Ordre des avocats et l’organisation patronale l’UTICA. Mais pas cette fois et pas à Sfax.
Il y a donc une grande inertie qui paralyse cette cause pendant plusieurs années.
Mais à partir de 2014, il y a une renaissance du mouvement, avec de grandes manifestations (à partir de janvier 2015), des sit-in pendant des nuits durant devant la SIAPE (2016), puis d’autres manifestations se succèdent en 2016 et en 2017.
Durant la campagne électorale de 2019, le chef du gouvernement alors en exercice et l’un des futurs candidats à la présidence, se prononce pour la fermeture officielle de l’usine chimique. Mais jusqu’ici, il n’y a aucun projet de dépollution et aucun plan de réaménagement du site. Un autre combat commence qui engage la qualité de vie des habitants mais aussi l’attractivité économique de la ville.
Biographies

Fethi Rekik est professeur (HDR) de l'Enseignement supérieur et de la recherche scientifique
et directeur du laboratoire de recherche ‘Etat, Culture et Mutations de Société’ à la faculté des
Lettres et Sciences humaines de Sfax, Tunisie. Il est également militant écologique dans sa
ville de Sfax depuis les années 2000.

Bernard Mossé Historien, responsable Recherche, Education, Formation de l’association NEEDE Méditerranée. Membre du Conseil scientifique de la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Éducation pour laquelle il a été le responsable scientifique et le coordonnateur de la Chaire UNESCO « Éducation à la citoyenneté, sciences de l’Homme et convergence des mémoires » (Aix-Marseille Université / Camp des Milles).