Droit de la nature un enjeu majeur pour la Méditerranée #3

Face à la crise mondiale climatique, à la chute de la biodiversité, à la pollution anthropique et aux projets industriels de plus en plus destructeurs, la reconnaissance de droits à la Nature constitue un des leviers nécessaires pour engager les États et les communautés d’acteurs, privés et publics, vers la transition écologique. Depuis une cinquantaine d’années des initiatives locales, nationales ou internationales, ont fait peu à peu avancer ce droit.

Entretien de Bernard Mossé responsable scientifique de l’association NEEDE Méditerranée, avec Victor David, juriste, chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et membre de l’Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Écologie (IMBE).

#3 Les Océans et les Mers comme entités juridiques

Victor David : En 2016, la province des îles Loyauté de Nouvelle-Calédonie adopte ce qu'on appelle « le principe unitaire de vie » qui dit que l'homme et la nature ne font qu'un. Sur ce principe, la Province s'engage à reconnaître des éléments de la nature comme personnes juridiques dotées de leur propre droit. Le principe est donc posé en 2016 dans le code de l'environnement.

Victor David : C'est en effet le terme déjà utilisé pour les fleuves et autres éléments de la Nature reconnus comme sujets de droit dans différents pays. On se rend compte alors que pour mettre en œuvre ce principe unitaire de vie, il faut le transformer en textes juridiques concrets, c'est-à-dire décider quelles espèces ou quels éléments de la nature vont pouvoir bénéficier de l'application de ce principe unitaire de vie ; comment l'organiser puisqu'en droit français on n'a justement pas d'exemple.

En 2017, a eu lieu la première Conférence des Nations Unies sur les Océans, et en tant qu’institut de recherche, nous sommes sollicités par le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, lui-même sollicité par le gouvernement français, pour faire des propositions auprès des Nations Unies : ce qu'on appelle des « engagements volontaires ».

Et donc moi qui travaille sur la personnalité juridique des éléments de la nature en milieu kanak, je propose de travailler sur l’idée d'océan Pacifique comme personne juridique, comme entité naturelle juridique…

Victor David : Cette démarche intellectuelle vient de deux éléments.

D'une part, c'est le constat d'un océan et du vivant marin qui se dégradent du fait du réchauffement climatique, des pollutions plastiques, de la surpêche et de la pêche industrielle qui exploite certaines espèces marines jusqu'à l'extinction, sans oublier les projets d’exploitation de ressources minérales sous-marines

D’autre part, il y avait le fait que j'étais en Océanie. La plupart des Océaniens ont une relation particulière avec la mer, ce n'est pas juste un espace maritime : l’Océan est un dieu. Dans les mythologies polynésiennes, mélanésiennes, il y a cette idée anthropomorphique de personnification de l'océan.

Et donc considérer l'océan comme une personne juridique ne pose pas de problème intellectuellement puisque c'est déjà une personne dans l'esprit des Océaniens, une personne divine, dans une conception animiste de la Nature. Autrefois, on considérait l'Océan comme divinité, et ça suffisait pour le protéger : il y avait les règles coutumières basées sur ce respect. Or cela s'est perdu avec le temps, avec la colonisation, la christianisation…

En quelque sorte, l'océan est devenu un objet : de manière générale, on a assisté à une objectivation de la nature. Reconnaître l’océan comme titulaire de droits dans nos ordres juridiques actuels permettrait de continuer de le protéger.

C’est ce que j’ai proposé comme engagement volontaire aux Nations Unies. Afin d’étudier les obstacles en tant que chercheur, en tant que juriste. Voir ce que ça donne…

VD : J’ai associé des collègues des îles Fidji, de Nouvelle-Zélande, d'Australie : on a commencé à avoir des échanges. C’était des visioconférences très solennelles et très compliquées à organiser. Mon premier travail, ça a été de dire : est-ce qu'il y a aujourd'hui quelque chose dans le droit international de la mer qui s'oppose à ce qu'un océan soit une personne juridique ?

On ne va pas bouleverser l'ordre mondial, donc on ne peut pas modifier par exemple la convention de Montego Bay de 1982… Il faut trouver un chemin dans les marges de manœuvre dont on dispose. Je me suis rendu compte alors qu'effectivement rien dans le droit international de la mer ne s'y opposait.

La Convention de Nouméa, une des conventions régionales sur les mers, relative à l’océan Pacifique dit même que les États doivent s'efforcer de conclure des accords bilatéraux ou multilatéraux, y compris des accords régionaux ou sous-régionaux, pour la protection, le développement et la gestion de l'environnement marin et côtier de la zone de la convention...

Les États riverains du Pacifique avaient donc cette possibilité de prendre un accord qui reconnaît l'Océan comme personne juridique.

VD : En fait, l'océan Pacifique, à la différence de la Méditerranée évidemment, est immense, et les règles du droit international autorisent chaque État à avoir une zone économique exclusive de 200 milles marins, c'est-à-dire 370 kilomètres à peu près à partir de ligne de base, incluant les eaux territoriales. C'est une définition totalement juridique, mais en fait, ça fait partie de ce qu'on appelle une dégradation juridique de la souveraineté des États.

Les eaux territoriales sont strictement sous l’autorité de l’État côtier exactement comme la terre ferme, vous pouvez y interdire tout ce que vous voulez. Sauf la libre circulation des bateaux.
La zone économique permet l’usage exclusif de tout ce qui s’y trouve comme ressources, pétrole, gaz, minerais, terres rares ou poissons. Si quelqu'un d'autre veut l’utiliser, il faut l’accord de l’État côtier.

Au delà, ce sont les eaux internationales, et c'est la communauté internationale qui les gère.
Donc j'avais lancé l’idée : si telle est la volonté des États riverains, ils peuvent inscrire les espaces maritimes, chacun dans sa juridiction, comme sujet de droit.

VD: Non, pas encore à ce moment-là. En 2017, je n'utilisais pas encore le terme d'entité naturelle juridique, j’y suis arrivé plus tard d'une part, en France en particulier, il y avait parmi la communauté des juristes un très grand scepticisme sur cette idée de personnalité juridique de la nature, et même un certain nombre d'oppositions très dures, peu convaincues ou simplement pessimistes. Quelquefois pour des raisons philosophiques.

VD : Il existe en effet l'idée que donner des droits à la nature serait anti-humaniste. Avec la conséquence d’une rivalité entre la Nature et les Humains. D'autres pensent que cela peut se comprendre dans des contextes autochtones, mais que ce ne peut pas être le cas en Europe, dans le système juridique occidental…

Ce débat concernait directement le travail en cours dans la province des îles Loyauté. Ne faisais-je pas fausse route ?  Parce que c'est un travail de chercheur, de scientifique, je ne veux pas agir simplement par conviction. Je ne suis pas un militant ou un activiste. Mon rôle était simplement de conseiller la province pour assurer la sécurité juridique de son droit de l’environnement.

Un autre événement m'a aussi amené à réfléchir à opter pour une autre solution que celle de la personnalité juridique qui suppose des droits, des devoirs et des responsabilités pour ceux qui en bénéficient : c'est l'exemple de l'Inde en 2017. La Haute Cour d’un des États fédérés, l’Uttarakhand, a reconnu le Gange comme personne juridique. Et dans le mécanisme de reconnaissance des droits de la nature, en parallèle à l’énumération de droits qui lui sont reconnus, a été prévue la désignation de représentants humains de cet élément auprès des tribunaux et de la Cour.

VD : Voilà. De toutes les questions des droits de la nature, c'en est une fondamentale : il faut savoir qui la représente. J'en suis venu aujourd'hui à l'idée qu'il fallait être extrêmement souple sur cette idée parce qu'il n'y a justement pas de règle unique. Il existe plusieurs cas de figure. En Équateur, il s’agit d’une initiative populaire. Tout citoyen équatorien peut aller protéger et faire valoir les droits de la nature devant un tribunal.

En Nouvelle-Zélande, ce sont deux porte-paroles, des gardiens, garants du fleuve : un désigné par l'État, l'autre par les Maoris, avec des sortes de conseil d'administration à l’appui : il y a deux visages, deux faces humaines, comme il est dit. On voit qu’en Bolivie, en Équateur, en Colombie, etc., partout dans le monde, il y a différents chemins.

Dans l'Hexagone, il a été question du Parlement de Loire, de l'Assemblée du Rhône. Sur des fleuves qui font plusieurs centaines de kilomètres, c'est extrêmement compliqué de savoir qui est légitime pour parler en leur nom…

La Cour de justice indienne avait donc pour sa part nommé pour le Gange des hauts fonctionnaires de l'État fédéré ex-officio. Or, ceux en poste à cette époque craignant d’être tenus responsables des dommages éventuels causés par le Gange ont saisi la Cour Suprême de l’Inde qui a suspendu la décision de la Cour fédérée. Bref, les attributs d’une personne juridique ne conviennent pas nécessaire à tous les éléments de la Nature.

Évidemment, c’est une question d’autant plus cruciale pour les droits de la Méditerranée.

C’est la raison pour laquelle je préconise la création d’une nouvelle catégorie de sujets de droits, les entités naturelles juridiques, avec un régime juridique à imaginer, à créer.