Tombés dans l’oubli, ils font leur grand retour dans les laboratoires scientifiques. Ces étranges organismes, associant algue et champignon sont en effet de précieux indicateurs de la qualité de l’air. Au muséum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence, une collection exceptionnelle refait surface, portée par la passion de chercheurs déterminés à les remettre en lumière.
Par Agathe Perrier
À ce jour, quelque 3 000 espèces de lichens ont été identifiées en France, sur un total estimé à plus de 20 000 dans le monde. Chacun d’entre eux interagit de façon spécifique avec son environnement. Certains se plaisent dans des milieux riches en azote, d’autres révèlent la présence de métaux dans les sols. Leur diversité fait d’eux un outil redoutablement précis pour étudier la pollution atmosphérique.
Des lichens lanceurs d’alerte
Ils tapissent les écorces des arbres, colonisent les rochers, s’installent même sur des toits ou des murs. Pourtant, on les remarque à peine. Souvent confondus avec de la mousse, les lichens sont des organismes complexes explique Nathalie Séjalon-Delmas, docteure en sciences végétales : « C’est une symbiose. Une communauté de vie entre une algue et un ou plusieurs champignons qui s’apportent des bénéfices mutuels. L’algue, grâce à la photosynthèse, fournit au champignon du carbone, indispensable à son alimentation. En retour, le champignon approvisionne son partenaire en eau et en sels minéraux, tout en le protégeant des agressions extérieures, comme les polluants atmosphériques ou la déshydratation. Une relation équilibrée, à double bénéfice, qui rend le lichen particulièrement résilient », ajoute celle qui est aussi enseignante-chercheure à l’université Toulouse III-Paul Sabatier .
Cette symbiose unique fait aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt chez les scientifiques, après des décennies de désintérêt. Leur particularité ? Ces discrets colocataires de nos paysages ont bien plus à offrir que leur seule présence végétale : ce sont d’excellents témoins de la qualité de l’air que nous respirons.
Un trésor sorti de l’oubli
Au muséum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence, les lichens ont une histoire bien particulière. Leur collection, amorcée dans les années 1950 par Raymond Dughi, ancien conservateur et lichénologue de renom, est longtemps restée à l’abandon. Ce passionné en avait fait un vaste recensement, collectant des spécimens ou les acquérant auprès d’autres chercheurs. Mais après son départ à la retraite en 1963, les travaux se sont arrêtés net. Faute de relais, les cartons sont restés fermés... jusqu’à récemment.
Depuis trois ans, Isabelle Chanaron, responsable des collections botaniques du muséum, s’est attelée à une tâche titanesque : inventorier l’intégralité de la collection de lichens. Une mission chronophage, mais cruciale. « J’ouvre les boîtes, j’analyse les étiquettes, parfois illisibles ou obsolètes, et je les recense une à une », raconte cette ancienne pharmacienne reconvertie dans la botanique. Avec le temps, les noms des lieux ont changé, certaines informations ont disparu, rendant la tâche d’autant plus complexe. Malgré tout, elle a déjà recensé 37 000 étiquettes, chacune pouvant correspondre à plusieurs spécimens. Le nombre exact de lichens présents dans la collection reste inconnu, mais Isabelle estime qu’ils seraient entre 70 000 et 100 000.
Si ces herbiers ne sont plus visibles pour le public — le muséum ayant fermé ses portes faute de lieu d’accueil depuis dix ans — ils n’en demeurent pas moins précieux pour la recherche. En effet, les lichens, une fois collectés, gardent en eux les traces des polluants absorbés dans leur environnement d’origine. Ces « archives naturelles » permettent ainsi de comparer la qualité de l’air à différentes époques et dans différents lieux, parfois disparus ou transformés depuis. Des chercheurs peuvent ainsi retracer l’histoire environnementale d’un site, en analysant les molécules encore piégées dans ces échantillons.
Des bio-indicateurs que l’on redécouvre
Pourquoi avoir mis de côté ces organismes si utiles ? Selon Isabelle Chanaron, la lichénologie est une science exigeante. « Il faut obligatoirement travailler au microscope, c’est long et complexe. » Un savoir-faire technique, peu valorisé, qui a fini par se perdre. Nathalie Séjalon-Delmas abonde : « Cette science a toujours été à la marge. Elle a décliné en même temps que l’intérêt pour les champignons. »
Mais le vent tourne. Car les lichens ne sont pas seulement utiles à la surveillance de la pollution. Les laboratoires pharmaceutiques s’intéressent désormais de près à leurs propriétés antibactériennes. Certaines molécules produites naturellement par ces organismes pourraient servir à développer de nouveaux antibiotiques. À une condition : parvenir à cultiver les lichens en laboratoire. Ce qui, pour l’heure, reste un défi. En effet, leur croissance est extrêmement lente — de quelques millimètres à quelques centimètres par an — et certains se mettent en dormance en cas de stress environnemental. Autant dire que la culture in vitro n’est pas pour demain.
Les scientifiques misent donc surtout sur leur rôle de bio-indicateurs. Leur présence, ou leur état renseignent en effet sur le niveau de pollution de l’endroit où ils se trouvent. « Puisqu’ils n’ont pas de système de filtration, contrairement aux plantes, ils absorbent aussi bien l’eau que les polluants qu’elle contient. Ce qui peut les tuer », expose Nathalie Séjalon-Delmas.
À même de documenter des études comparatives sur l’atmosphère
Tous n’étant pas vulnérables aux mêmes polluants, cela donne également des précisions sur la nature de ceux qui sont présents. « Quand Acarospora sinopica s’installe sur une roche, il indique qu’elle contient du fer. Physcia adscendens et Xanthoria parietina, réputées nitrophiles, signalent une augmentation de l’azote et donc généralement, soit une augmentation du trafic routier, soit un épandage d’engrais azotés important. (…) Les lichens sont donc des lanceurs d’alerte, en quelque sorte », peut-on lire dans un article de l’université Toulouse III-Paul Sabatier. À ce titre, les herbiers précédemment inventoriés se révèlent être une mine d’informations. Car les polluants séquestrés par les lichens avant leur collecte y sont toujours emprisonnés. De quoi nourrir des études comparatives sur la pollution atmosphérique passée et présente d’un site.
Aujourd’hui, seuls quelques pays européens, comme l’Allemagne, Italie, Belgique, le Luxembourg ou encore l’Angleterre, investissent réellement dans la recherche lichénologique. En France, la dynamique renaît doucement. Et les marges de progression restent énormes. « Il y a encore plein d’endroits dans le monde où personne n’a cherché les lichens », glisse Isabelle Chanaron. Ces êtres discrets et essentiels n’ont donc pas fini de faire parler d’eux.

Photo de Une : Les lichens colonisent les rochers, les écorces des arbres, les toits ou les murs © Marc-Pascual - Pixabay