Syrie

La réouverture interreligieuse du Monastère de Mar Mûsa

Alors que la Syrie a traversé cet été une flambée de violences intercommunautaires, le monastère de Mar Mûsa est redevenu un phare du dialogue des religions. Fin juillet, des pèlerins parfois venus de loin y ont convergé en mémoire du jésuite italien Paolo Dall'Oglio qui a voué sa vie à l’hospitalité interreligieuse. Manoël Pénicaud * est chercheur au CNRS.

Cet article s’inscrit dans une série en amont de l’exposition Lieux saints partagés à l’Académie de France à Rome – Villa Médicis (9 octobre-19 janvier).
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La réouverture interreligieuse du Monastère de Mar Mûsa (Syrie)
22-med – septembre 2025
• Mar Mûsa rouvre en Syrie comme symbole de dialogue entre chrétiens et musulmans.
• La figure du père Paolo Dall’Oglio, disparu en 2013, irrigue toujours la réconciliation.
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En ce 24 juillet 2025, des silhouettes gravissent l’interminable escalier qui monte au Monastère de Mûsa al-Habashi (Saint-Moïse l’Abyssin) pour participer à une rencontre islamo-chrétienne, une première depuis le début de la guerre civile en 2011. Syriens, Italiens, Belges ou Français ont répondu présents à l’appel de la communauté monastique de Mar Mûsa, aujourd'hui dirigée par le jeune Jihad Youssef. Certains ont connu le charismatique père Paolo Dall'Oglio, fondateur de ce lieu exceptionnel, agrippé à flanc de falaise à 80 km de Damas et à une dizaine de la ville de Nebek.

Un moine "amoureux" de l'islam

C’est en 1982 que ce jésuite italien mais syrien de cœur a découvert ce monastère abandonné dans la montagne. Fasciné par ses fresques du XIe siècle, il a remué ciel et terre pour le restaurer. En 1991, il y a fondé la communauté Al-Khalil, « l’Ami de Dieu » en arabe et surnom d’Abraham dans le Coran. Dall'Oglio était un apôtre du dialogue islamo-chrétien, héritier spirituel de Charles de Foucauld et de Louis Massignon comme l’a été à sa manière Christian de Chergé (l’un des sept moines de Tibhirine en Algérie). Il s’est même déclaré « Amoureux de l’islam, croyant en Jésus », au nom de l’amour du Christ pour les musulmans. Il a aussi fait sienne l’expression « Église de l’islam », pour désigner la « communauté qui rassemblerait les disciples de Jésus vivant en contexte musulman, envoyés, nés ou bien relevant de ce contexte, dans lequel ils veulent s’enraciner et avec lequel ils veulent interagir, en vue de l’établissement du Royaume de Dieu ». Mais cela a été pris comme une provocation par l’Église syrienne, proche du pouvoir Al-Assad, comme par le Vatican. La Congrégation pour la doctrine de la foi l’a convoqué et il a frôlé l’excommunication, avant d’être réhabilité.

La règle monastique de cette communauté mixte et œcuménique repose sur trois piliers : la vie contemplative, le travail manuel et l’hospitalité abrahamique, tandis que son « horizon » est le dialogue islamo-chrétien. Avant la guerre, le monastère attirait de nombreux visiteurs, syriens et internationaux, chrétiens et croyants d’autres religions. Beaucoup de musulmans s’y rendaient et pouvaient même prier dans l’église, profitant du fait que le mur sud (en direction de La Mecque) était exempt de représentations. Le monastère était aussi le théâtre de rencontres interreligieuses, sous la tente dite d’Abraham. Le régime laissait faire, car cela lui donnait une sorte de caution d’ouverture à l’altérité aux yeux du monde.

De l’exil à la disparition

Puis, en mars 2011, la révolution a éclaté. Les manifestations du vendredi ont été réprimées dans le sang. Dall'Oglio a pris parti pour la « Révolution », allant jusqu’à revendiquer le droit à se défendre, ce qui a suscité méfiance et incompréhension de la part de l’église syrienne. En juin 2012, il a été expulsé par le régime. Basé dans un autre monastère de sa communauté dans le Kurdistan irakien, il est devenu une sorte de porte-parole de la Syrie libre, sillonnant l’Europe et visitant en vain plusieurs gouvernements. Début 2013, il a décidé de retourner clandestinement, via la Turquie, dans son pays de cœur alors ravagé par l’expansion de l’organisation « État Islamique ». Le 27 juillet, il s’est rendu au fief de l’EI à Raqqa, pour négocier la libération d’otages chrétiens et musulmans avec le pseudo-calife Al-Baghdadi qui était absent. Trois jours durant, il est retourné au siège de l’EI. Le troisième, il n’en est jamais ressorti.

Son cas reste un mystère. Plusieurs services secrets et diplomatiques ont tout fait pour retrouver sa trace. Le Vatican et la communauté de Sant’Egidio ont œuvré dans l’ombre, sans succès. Plusieurs journalistes ont enquêté, recueillant de maigres témoignages et des pistes sans issues. Le pape François a suivi ce dossier de près, recevant sa famille et les membres de la communauté dont certains s’étaient établis dans un petit monastère à Cori, au sud de Rome. Régulièrement, de fausses nouvelles sont sorties dans la presse, annonçant sa possible survie ou bien la découverte de son corps dans une fosse commune.

Que peut-on retenir, au-delà des faits, de ce destin tragique ? Que cet ardent chrétien islamophile est allé jusqu’au bout de sa vocation, en s’offrant lui-même en « otage volontaire » pour le salut d’autres otages. Car ne nous y trompons pas, l’acte héroïque d’aller sauver ces prisonniers n’était pas le fruit d’un délire : Dall'Oglio a agi dans l’esprit de la Badaliya (substitution, en arabe), nom d’un groupe de prière fondé par le Français Louis Massignon et l’Égyptienne Mary Kahîl en 1933, visant à prier et à « s’offrir en otages volontaires » pour le salut des musulmans. En disciple de Massignon, le moine Boulos a osé mettre en pratique ce principe d’amour et d’abandon total, quitte à devenir lui-même un martyr (témoin en grec, comme shahid en arabe).

Une communauté fragilisée mais vivante

Pendant la Guerre, le monastère, considéré comme un lieu impur, a été directement menacé par l’EI. Seuls quelques moines syriens y sont restés. En Europe, la communauté a pu diffuser son message, les rangs d’associations de fidèles augmentant en Italie, en France, en Suisse et en Belgique. Des journées portes ouvertes ont été organisées à Cori pour rassembler ces amis, comme en 2023 pour les dix ans de la disparition du père fondateur. Chrétiens et musulmans se sont retrouvés, ravivant cet esprit de Mar Mûsa.

Après quatorze ans de guerre, le régime s’est effondré. L’hiver dernier, les portes des prisons se sont ouvertes, comme celle de Sednaya où certains rêvaient que Paolo soit retrouvé. Les mois qui ont suivi ont charrié leurs lots d’espoirs et de violences, à l’instar des massacres d’Alaouites près de Lattaquié, de l’attentat dans une église grecque-orthodoxe à Damas en juin, ou des combats impliquant la communauté druze dans la province de Soueïda mi-juillet. C’est dans le contexte de ces affrontements que les amis de Mar Mûsa ont maintenu leur rassemblement intitulé « Cœurs ouverts : une nouvelle espérance pour la Syrie ». Du 24 au 28 juillet, une cinquantaine de chrétiens et de musulmans ont échangé, discuté, prié, autour de thématiques comme la réconciliation et la culture de la paix. Le 27, le dialogue a laissé la place à une sorte de pèlerinage en l’honneur de Paolo, guidés par une icône le représentant, les marcheurs ont visité en silence ses lieux préférés et ont prié pour lui, pour tous les disparus et pour la Syrie. Le 29, date de son enlèvement, une messe a été officiellement célébrée en contrebas du monastère par Jacques Mourad, membre de la communauté et nommé archevêque de Homs par le pape François en 2023. Ça a été la première fois que la disparition de Paolo a pu être commémorée en Syrie, devant plus de trois-cent personnes. En ouverture, le supérieur de la communauté, Jihad Youssef a prononcé ces mots : « Chers frères et sœurs, nous sommes réunis ici aujourd’hui dans un esprit d’amitié et de respect, pour prier et évoquer notre père Paolo, dont nous ignorons encore le sort. Le moine Boulos a consacré sa vie à Dieu, dans l’amour pour l’islam et les musulmans»

Un héritage spirituel qui rayonne encore en Méditerranée

Que ce soit en Syrie ou ailleurs, le charisme de Paolo Dall'Oglio et de sa communauté continue de se déployer. Qui aurait cru, il y a une trentaine d’années, que ce monastère soit encore en activité malgré les guerres et les tensions intercommunautaires ? Comme un phare fragile dans le brouillard, il continue d’éclairer les consciences, de promouvoir la liberté d’expression et de dénoncer le rejet de l’Autre. Et qui aurait cru, il y a une vingtaine d’années, que l’intuition de ce prêtre contesté au point de risquer la mise au ban, continue de faire des émules et de voir le pape François préfacer l’un de ses livres posthumes ?

*Manoël Pénicaud est anthropologue au CNRS et membre du Centre Jacques Berque à Rabat. Ses travaux s’inscrivent dans le champ de l’anthropologie des pèlerinage, des sanctuaires partagés et des relations interreligieuses dans le monde méditerranéen. Il est aussi l’un des commissaires de l’exposition Lieux saints partagés à la Villa Médicis

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Le père Paolo Dall'Oglio à Mar Mûsa © Manoël Pénicaud

Photo de Une : le Monastère de Mar Mûsa al-Habashi © Manoël Pénicaud