Continent méditerranéen

Le fil fragile du vivre ensemble

Coexister n’est pas une évidence. C’est un travail patient, discret, parfois invisible. À l’ombre des grandes fractures, des habitants, des voisins, des croyants trouvent des manières d’habiter ensemble sans se confondre. Que ce soit autour d’un escalier commun, d’un chant partagé ou d’une fête religieuse, une autre manière de faire société s’invente au quotidien. Une manière qui parle de liens, de seuils, de respect — et d’un certain esprit méditerranéen.

Cet article, est un résumé de 3 articles publiés dans 22-med, à retrouver dans les 11 langues utilisées sur le site. 

Le quartier Rom d’Istanbul face aux rumeurs de déplacement :   Tuğba Öcek -  Turquie

Une zone de paix transcende la ligne de démarcation : Andri Kounnou - Chypre

Syros : l’île de l’unité religieuse : Kelly Fanarioti - Grèce

À Istanbul, un quartier rom s’interroge sur son avenir face à une rénovation urbaine incertaine. À Nicosie, ville coupée en deux, des artistes et citoyens tissent des ponts dans la zone neutre. Sur l’île grecque de Syros, catholiques et orthodoxes vivent leurs traditions côte à côte. Entre menaces, mémoire et coexistence ordinaire, ces récits disent la complexité du vivre ensemble en Méditerranée, et les formes précieuses, parfois fragiles, qu’il peut prendre. Ces trois histoires méditerranéennes racontent comment on peut partager un quartier, une ville, une foi — sans forcément les confondre. Elles montrent aussi que le vivre ensemble est moins un état qu’un équilibre à construire : jour après jour, face aux incertitudes.

Une communauté entre ancrage et menace

Une famille rom dans le quartier de Kustepe © Tuğba Öcek

À Kuştepe, quartier rom enclavé dans le tissu urbain d’Istanbul, les maisons se frôlent, les escaliers serpentent, l’eau déborde dans les rues et les chats y vivent en liberté. On y joue, on y cuisine, on s’interpelle, on s’offre des fleurs dans les rues. C’est un espace habité, autant social que physique. Pourtant, ce quotidien est aujourd’hui suspendu à un projet de rénovation urbaine.

Officiellement, la municipalité de Şişli promet un réaménagement sur place, censé améliorer les conditions de vie sans déplacement forcé. Mais dans un pays marqué par les précédents de Sulukule ou Fikirtepe — quartiers rasés, communautés déplacées, béton sans mémoire — la promesse suscite plus d’inquiétude que d’espoir.

« Je suis locataire. Je ne peux pas me permettre de louer ailleurs. Si nous sommes expulsés, je n’ai nulle part où aller », dit Asya, mère de trois enfants. D’autres, plus âgés, rêvent malgré tout d’une maison propre, d’une salle de bain digne, d’une chambre pour chaque enfant. Ces aspirations ordinaires entrent en tension avec la peur de tout perdre.

Le quartier est aussi traversé par des incertitudes administratives : titres de propriété partagés ou inexistants, statuts juridiques flous, division du terrain entre plusieurs entités publiques. Pour Okan Kemancı, acteur et habitant de longue date, « les voisins s’entraident encore. Les enfants inventent des jeux avec de la craie et des coussins. Cet environnement est vital pour la créativité. Kuştepe ne doit pas finir comme Fikirtepe ». C’est bien une manière d’être ensemble, un tissu social, qui est en jeu.

À Chypre, une zone neutre pour reconstruire du commun

À 850 kilomètres au sud, à Nicosie, une autre forme de frontière pèse sur la vie quotidienne : la ligne verte, qui divise l’île depuis 1974. Au cœur de cette séparation, la Maison de la Coopération, installée dans l’ancien hôtel Ledra Palace, fait figure de contre-espace. Elle accueille depuis plus d’une décennie des ateliers, des concerts, des projets éducatifs où se croisent Chypriotes grecs et turcs.

« C’est l’un des rares lieux de l’île où des gens de toute origine peuvent se retrouver sans intermédiaire, sans devoir gommer qui ils sont », explique Maria Zenio, membre du conseil d’administration. La Maison ne nie pas la division, mais la travaille. Elle offre un espace pour inventer une mémoire partagée, une culture de la paix.

La Maison de la Coopération à Nicosie @home4cooperation

Parmi les symboles vivants de cette porosité retrouvée, la chorale bicommunautaire réunit des musiciens amateurs des deux communautés. C’est là que Latife, Chypriote turque, a rencontré Orestis, Chypriote grec — son futur mari. Leur histoire s’est tissée entre deux postes de contrôle, deux langues, deux mémoires. « Nous allions au point de passage, chacun de notre côté, prenions une chaise et mangions face à face, séparés par la barrière », se souvient-elle.

Le mariage est venu abolir symboliquement la ligne. « Nous vivons maintenant ensemble, nous allons voir la famille de Latife, de l’autre côté. Ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise », dit Orestis. À travers ces récits intimes, le projet de réconciliation prend chair. Même si tout le monde ne partage pas cette vision, même si les blessures restent vives.

À Syros, la religion en partage

À première vue, Syros semble éloignée de ces tensions. Ici, au cœur des Cyclades, on ne parle pas de division territoriale, ni de menace d’expulsion. Pourtant, le vivre ensemble y est tout sauf évident : l’île réunit deux traditions chrétiennes — orthodoxe et catholique — historiquement séparées ailleurs, mais en dialogue constant ici.

La coexistence religieuse ne se limite pas à une tolérance polie. Elle se manifeste dans les fêtes partagées, les mariages mixtes, les cloches qui résonnent en chœur. « Il y a 50 ans, un catholique n’allait pas dans un commerce orthodoxe. Aujourd’hui, on célèbre Pâques ensemble », raconte Nikos Solaris, professeur de danse traditionnelle. Ce basculement ne s’est pas fait tout seul : ce sont les couples, les familles, les enseignants qui ont fabriqué, au quotidien, les conditions de cette entente.

Dans les écoles, les enfants grandissent dans cette double culture. « Ils comprennent très tôt qu’il n’y a pas qu’une seule foi. Ils participent aux fêtes des deux traditions, sans conflit », souligne Nikos Roussos, professeur de musique. Il insiste sur l’importance des rites partagés, comme la célébration commune de Pâques, décidée par les deux hiérarchies religieuses. « Ce qui nous unit est plus important que ce qui nous divise. »

L’exemple de Syros n’est pas spectaculaire. Il n’a pas le poids symbolique de Nicosie, ni les tensions d’Istanbul. Mais c’est peut-être ce qui le rend précieux. Il montre que la coexistence, loin d’être naïve ou passive, se cultive et se décide. Elle repose sur des gestes, des présences, des habitudes construites sur le respect mutuel.

Les liens fragiles du commun

Chacune de ces histoires explore une facette du vivre ensemble méditerranéen. Kuştepe nous rappelle que l’espace urbain, quand il est remodelé sans les habitants, peut devenir une machine à exclure. Nicosie prouve que même au cœur de la séparation, des ponts peuvent être bâtis, surtout quand ils reposent sur l’art, la langue et l’hospitalité. Et Syros nous enseigne que l’unité peut se construire sans effacer les différences, en les inscrivant dans la fête et le quotidien.

Mais ces équilibres restent fragiles. À Istanbul, l’arrestation du maire en mars 2025 a suspendu le projet, laissant les habitants dans l’attente. À Chypre, les points de passage sont encore régis par des accords précaires. À Syros, l’harmonie religieuse pourrait être menacée si le politique venait à s’en mêler. Rien n’est jamais acquis.

Ce que ces territoires ont en commun, c’est la manière dont ils défendent, chacun à leur manière, une certaine idée de la cohabitation : non pas une fusion, mais une capacité à vivre côte à côte, à se répondre, à s’ajuster. Un quartier, une ville, une île : autant de lieux où se joue la possibilité d’habiter ensemble un monde traversé de frontières.

Le clocher de Saint-Dimitrios, une église orthodoxe de Syros © crédits Kelly Fanarioti

Photo de Une : Depuis le port d’Ermoupolis, on aperçoit deux églises emblématiques de Syros : à gauche, la cathédrale catholique Saint-Georges et à droite, l’église orthodoxe de la Résurrection du Christ © Kelly Fanarioti

Indexation : Bibliothèque des savoirs méditerranéens
Le fil fragile du vivre ensemble
Tuğba Öcek – Andri Kounnou – Kelly Fanarioti
22-med
13 août 2025
• À Istanbul, les habitants du quartier rom de Kuştepe s’inquiètent des effets d’un projet de rénovation urbaine, entre espoir d’un logement digne et peur d’une éviction déguisée.
• À Nicosie, la Maison de la Coopération offre un espace de dialogue et de création dans la zone neutre de la capitale chypriote, divisée depuis 1974.
• Sur l’île grecque de Syros, catholiques et orthodoxes partagent fêtes, mariages et traditions dans une harmonie religieuse rare en Méditerranée.
• Ces récits témoignent de formes diverses mais précieuses de coexistence méditerranéenne, entre liens fragiles, mémoire partagée et espaces conquis du quotidien.
Turquie – Chypre – Grèce
Asya Ağaçyaran, Saliha Portakal, Okan Kemancı, Maria Zenio, Latife Sakiner, Orestis Agisilaou, Nikos Solaris, Nikos Roussos
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