Face à l’étouffement progressif des centres urbains par le trafic automobile, certains territoires misent sur une alternative qui semblait reléguée au loisir ou à l’effort sportif : la bicyclette. Portées par des citoyens engagés, des associations structurées ou des mairies volontaristes, plusieurs villes bâtissent aujourd’hui une autre idée du déplacement quotidien. Lente, inclusive, collective, cette révolution à deux roues esquisse un nouveau modèle de ville, plus humaine.
Cet article, sur lesmobilités douces, est un résumé de 4 articles publiés dans 22-med, à retrouver dans les 11 langues utilisées sur le site.
Annaba veut faire du vélo un mode de vie : par Tarik Hafid - Algérie
Les vélos reconnectent les quartiers de Rome : Jessica Perra - Italie
À Nantes, les professionnels se mettent au vélo : Paola Da Silva - France
Les habitants de Shkodër pédalent vers un avenir plus vert : Rajmonda Basha - Albanie
Un peu partout, le vélo redessine les territoires urbains. Il n’est plus seulement un outil sportif ou un loisir du dimanche. Il devient un moteur de transformation sociale, économique et environnementale. À Annaba, il fédère les générations. À Rome, il relie les marges. À Nantes, il réinvente le travail. À Shkodër, il soigne la ville. Petit tour d’une Europe qui découvre ou redécouvre les vertus de la « petite reine »*.
À Annaba, dans le nord-est algérien, la pollution et l’encombrement automobile ne sont plus des fatalités. En 2022, un petit groupe de passionnés fonde Annaba Bike City, une association qui milite pour faire du vélo un pilier de la mobilité urbaine. Le projet semble simple : redonner à la bicyclette ses lettres de noblesse dans une ville à fort potentiel cyclable. Mais derrière l’évidence, une révolution douce se prépare, comme dans bien d’autres villes. loin des modèles imposés, s’y réinvente le lien entre espace public, santé et mobilité.
Une ville cyclable… en devenir
Annaba, ville industrielle et littorale, possède des atouts indéniables pour se transformer : relief plat, distances modestes, richesses naturelles. Selon Bilal Guerfi, président de l’association, « la ville pourrait devenir une référence comme Copenhague ou Strasbourg ». Avec un plan ambitieux de 492 km de pistes, reliant les lacs et plages, l’association cible à la fois les habitants et les touristes. Et l’idée progresse : sur deux grands boulevards les premières pistes cyclables sont en cours de concrétisation, financées par la mairie et conçues avec des bureaux d’études spécialisés.
Loin d’être un club de sportifs, Annaba Bike City veut faire du vélo un style de vie. L’association a accueilli plus de 70 adhérents durant la première année, dont 70 % ont plus de 35 ans. Et les femmes ne sont pas en reste : majoritaires dans les activités, elles symbolisent la dénormalisation d’un espace longtemps masculin. Les sorties du week-end sont devenues des rendez-vous attendus, visibles, presque politiques dans une ville où, il y a encore quelques années, une femme à vélo faisait figure d’exception.
À Rome, un anneau pour tous

Si Annaba part de zéro, de son côté Rome répare une ville fragmentée. Le Grand Raccordo Anulare delle Bici (GRAB) est un périphérique cyclable de 50 km actuellement en construction. Il reliera les banlieues au centre historique, tout en traversant des lieux iconiques comme la Via Appia Antica ou le Colisée. D’ici 2026, la capitale italienne espère ainsi créer un nouvel axe structurant pour la mobilité urbaine douce, capable de désengorger les flux tout en revalorisant le patrimoine.
Mais Rome ne mise pas que sur les grandes infrastructures. Dans les quartiers, de petits projets de “recyclage urbain” comme celui de Monte Ciocci transforment d’anciennes voies ferrées en pistes cyclables. Ces aménagements hybrides redonnent vie à des espaces sous-utilisés. « Ce sont des liens urbains essentiels pour les écoliers, les familles, les riverains », souligne Eugenio Patanè, élu en charge de la mobilité. Une stratégie double qui veut reconnecter les zones périphériques tout en répondant aux besoins locaux, immédiats, concrets.
Et les effets commencent à se faire sentir : selon le rapport Écosystèmes Urbains, Rome a gagné 24 places dans le classement des métropoles durables. C’est peu au regard des enjeux, mais cela marque une dynamique nouvelle, appuyée par un usage croissant de la micromobilité. Près de 70 % des Italiens possèdent désormais un vélo ou une trottinette électrique. À Rome, ce sont plus de 500 000 trajets en voiture qui ont été évités en 2024.
Nantes, capitale du vélo pro
À Nantes, la révolution est économique. Depuis 2013, l’association Les Boîtes à Vélo rassemble des artisans, livreurs, restaurateurs… tous passés à la cyclo-mobilité. Leur credo : travailler à vélo est non seulement possible, mais souvent plus efficace. Romain Allais, ancien plombier reconverti, raconte : « C’est bien plus fluide, surtout en centre-ville. Et l’image de marque en bénéficie. »

Au-delà du réseau, l’association propose formations, accompagnements et aides à la création. Le programme Ma Cycloentreprise, lancé en 2019, a permis à des dizaines d’indépendants de tester leur projet professionnel à vélo. Le mouvement prend de l’ampleur : treize antennes sont désormais actives en France, même si certaines régions restent encore réticentes. Mais pour les adhérents, la dynamique collective permet de surmonter les obstacles techniques ou logistiques. Apéros mensuels, conseils partagés, ateliers pratiques… tout est bon pour banaliser une autre façon de travailler, qui n’a plus rien d’anecdotique.
Les métiers concernés sont divers, parfois inattendus : DJ, luthiers, réparateurs de cycles… Tous témoignent de la capacité d’adaptation de cette forme de mobilité. Et derrière l’aspect pratique, se joue aussi une volonté de militer, d’incarner un autre modèle professionnel, plus autonome, plus agile, plus résilient.
Shkodër, capitale historique du vélo
En Albanie, la ville de Shkodër n’a pas attendu la mode écolo pour adopter la bicyclette. Près de 30 % des habitants s’y déplacent déjà à vélo, une statistique exceptionnelle au niveau européen. Dans cette ville moyenne, la culture cycliste est ancienne. Orges Permargjeta se souvient de ces fans de foot traversant le pays à vélo pour suivre leur équipe. « Shkodër n’est pas assez grande pour la voiture. Le vélo est logique ici », résume-t-il.
La mairie mise sur cette tradition pour améliorer la qualité de vie et renforcer son attractivité touristique. Des pistes sont en cours d’aménagement et des services de location fleurissent. L’impact est réel : la pollution atmosphérique baisse, le centre-ville se redynamise, et la ville devient une référence verte en Albanie. Pour un pays où l’auto reste reine, l’exemple de Shkodër montre qu’une autre voie est possible.
La municipalité a organisé dès 2012 un colloque international sur la mobilité durable, préfigurant les ambitions actuelles. Depuis, les investissements se poursuivent et le vélo s’impose comme un instrument concret de transition écologique. La ville ne dispose que d’un mètre carré d’espaces verts par habitant, mais compense en offrant une accessibilité douce à l’échelle de son territoire.
Un nouveau récit de la ville
Mais pour que ces révolutions locales deviennent durables, encore faut-il un engagement politique fort, des infrastructures adaptées, et des imaginaires renouvelés. Ces villes n’ont pas simplement aménagé des pistes. Elles ont changé la façon dont on pense la ville. Et ça, c’est tout sauf accessoire.
Ainsi, toutes montrent, chacune à leur manière, que la transition ne passe pas toujours par des ruptures spectaculaires. Parfois, elle se joue dans un coup de pédale.
*Cette expression remonte au XIXe siècle et tire son origine dans l’histoire des Pays-Bas, au temps du règne de Wilhemine. En 1890, en succession à Guillaume III, la reine, âgée de 10 ans à peine, est à la tête de l’Etat néerlandais. Quelques années plus tard, la Presse française en visite, souligna la drôle habitude qu’avait la reine de se déplacer à vélo dans le royaume. C’est ainsi que l’expression «la petite reine à bicyclette » fut reprise par de nombreux journaux français et l’expression « la petite reine » fut adoptée par l’ensemble de la population pour désigner la bicyclette.

Photo de Une : Un peu partout, le vélo redessine les territoires. Il n’est plus seulement un outil sportif ou un loisir du dimanche © Pixabay
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Villes à vélo, villes d’avenir