D’un bout à l’autre de la Méditerranée, les recettes circulent comme les langues et les histoires. La calentica algérienne se déguste à Marseille, la panisse s’invite jusqu’à l’Élysée, le couscous s’installe dans les rues provençales et voyage jusqu’au Brésil, les aubergines s’imprègnent des parfums arméniens ou ottomans. Autant de plats populaires qui racontent migrations, métissages et ce goût inépuisable pour les cuisines sans frontières.
Cet article, sur la cuisine méditerranéenne est un résumé de 5 articles écrits par Mayalen Zubillaga pour 22-med. Ils sont à retrouver avec leurs recettes originales dans les 11 langues utilisées sur le site :
Panisses, le bon goût du « manger de pauvre »
Pissalat, le garum qui défie le temps
Se pâmer devant des aubergines farcies
Sabir en cuisine : la calentica
Sur les quais de l’Estaque, à Marseille, le parfum d’huile chaude et de pois chiches flotte encore. Dans les cabanons posés face à la mer, on commande des panisses dorées à souhait, brûlantes, croustillantes, à dévorer avec les doigts en regardant filer les bateaux. Ces galettes de farine de pois chiches, longtemps associées au « manger de pauvre », racontent bien plus qu’une simple recette : elles révèlent l’histoire plurielle des échanges méditerranéens.
Du pois chiche à l'assiette, un voyage ancien
Les panisses s’inscrivent dans une famille étendue de galettes populaires. En Ligurie, elles deviennent farinata ; à Nice, elles croisent la socca ; en Sicile, elles se transforment en panelle. Même base : farine de pois chiches, eau, huile, chaleur.
Partout, le même geste ancestral : mélanger de la farine de pois chiches et de l’eau, cuire à la poêle ou au four, savourer sans chichis. Une simplicité trompeuse, derrière laquelle se devinent les routes commerciales, les migrations et les influences croisées du bassin méditerranéen.
Mais chaque port, chaque culture y ajoute sa touche. Dans ces recettes humbles et nourrissantes, on retrouve l’histoire des travailleurs, des migrants, des pêcheurs et des marchands qui ont peuplé les rives du Sud.
La cuisine de rue les sublime : à Palerme, les panelles se dégustent avec des cazzilli, croquettes de pommes de terre baptisées « petits zizis » en dialecte sicilien ; à Marseille, les panisses se vendent à la sauvette ou dans les friteries de l’Estaque, avant de se glisser jusque sur les plus grandes tables, comme en 2016 à l’Élysée où elles accompagnaient un agneau à la sarriette.
Couscous, graine universelle
Autre exemple, autre traversée : le couscous, longtemps perçu en France comme un plat « exotique », s’avère intimement lié à l’histoire culinaire provençale. À Marseille, Mustapha Kachetel perpétue au Fémina le couscous d’orge de ses aïeux kabyles. Rien d’étonnant dans cette ville-port qui fut l’un des premiers relais français du couscous. En 1897, Jean-Baptiste Reboul publiait dans sa Cuisinière provençale une recette de couscous, signe d’échanges anciens entre Provence et Afrique du Nord. La « graine, voyage ainsi depuis le Maghreb jusqu’à la Provence.
Le mot couscous désigne d’abord la « graine », cette semoule roulée à la main à partir de semoule humidifiée, base de millions de repas. Si le blé dur domine aujourd’hui, la diversité est immense : orge, châtaigne, pois chiches, lentilles, maïs ou sarrasin alimentent les variantes… Dans les montagnes kabyles, on fabrique un couscous d’orge robuste. Au Maroc le fabricant de semoule Dari remet à l’honneur le baddaz de maïs.
À Marseille, le festival Kouss.Kouss célèbre depuis 2018 cette pluralité, réunissant couscous berbères, créations contemporaines et déclinaisons venues d’ailleurs. Intégrant ainsi les déclinaisons africaines comme le thiéré sénégalais ou l’attiéké ivoirien à base de manioc
On trouve aussi des couscous jusqu’en Sicile, au Portugal, et même au Brésil, où il prend des accents locaux, à base de farine de maïs ou de manioc. Les routes maritimes, les diasporas et les échanges ont fait de cette graine un aliment universel, symbole de métissage et d’adaptation.
Aubergine voyageuse et cuisine métissée
Sur les étals ensoleillés, brille aussi l’aubergine. Arrivée du Sud-Est asiatique par la route des Arabes, elle a séduit les papilles méditerranéennes. Polymorphe, parfois inquiétante à son arrivée en Europe – on la surnommait au Moyen Âge « pomme des fous » –, elle s’est imposée dans toutes les cuisines du pourtour méditerranéen.
Vénérée dans les cuisines ottomanes ou arméniennes, italiennes ou maghrébines, star de la ratatouille provençale, les recettes qui y recourent foisonnent : farcies, grillées, en purée ou en ragoût, elle accompagne les récits d’exil et d’amour.
Une vieille préparation ottomane envoûte blogs, magazines et réseaux sociaux depuis une vingtaine d’années. L’aubergine farcie végétarienne ou imam bayıldı. « L’imam bayıldı, c’est littéralement le plat qui fait tomber l’imam dans les pommes, . Il nécessite une grande quantité d’huile d’olive, plus encore pour confire les oignons de la farce que pour cuire l’aubergine. Alors soit l’imam était radin et s’est évanoui devant l’utilisation débordante de ce produit prestigieux, soit il était si gourmand qu’il a défailli à cause de l’intensité du plaisir ! », explique Nurdane Bourcier, cuisinière et globe-trotteuse.
Nina Kehayan arrivée à Marseille dans l’entre-deux-guerres se souvient, elle, que sa belle-famille arménienne lui a révélé les secrets de l’aubergine farcie. Comme la tomate, autre produit jadis suspect, elle a depuis conquis la Méditerranée, intégrant moussakas, zaalouk, caponata ou parmigiana, mélangeant les saveurs et les langues.
Calentica une galette sans passeport
À Marseille encore, sur la Canebière ou dans les ruelles de Noailles, la calentica algérienne s’invite sur les étals. Galette épaisse de pois chiches (encore), généreusement saupoudrée de cumin, elle ravive les souvenirs des pieds-noirs, des Algériens, des Espagnols. Son nom change selon les ports : calentita à Gibraltar, karantika à Oran, garanteta à Alger, fainà en Argentine.
L’histoire se tisse dans les fourneaux autant que dans les ports. Les marchands génois exportaient déjà leurs farinata à travers la Méditerranée. Des migrants espagnols et italiens en Algérie ont popularisé la calentica, bientôt reprise par les marchands ambulants. À Marseille, le pois chiche devient liant culinaire entre les quartiers italiens, africains, pieds-noirs. La galette passe de main en main, accompagnée de harissa, dans du pain blanc. Souvenir d’enfance, recette de rue, cuisine d’exil : tout se mêle.
Le retour discret du garum
Dans l’ombre des galettes et des graines, un autre vestige culinaire de la Méditerranée refait surface : le garum. Cette antique sauce de poisson fermenté, prisée jusqu’à l’époque romaine, s’impose peu à peu dans les cuisines contemporaines. Liquide ambré ou pâte épaisse selon les variantes, le garum ressurgit aujourd’hui sous des formes multiples, de la colatura di alici italienne au pissalat niçois. Sur la Côte d’Azur, ce dernier perpétue la tradition en version concentrée : une pâte sombre et corsée élaborée à partir d’alevins de sardines ou d’anchois. Produit paysan hier, condiment de chef aujourd’hui, le garum s’invite jusque dans les cuisines étoilées, où il vient relever légumes, poissons ou sauces avec ses notes marines et son puissant umami. De quoi rappeler que les saveurs les plus anciennes restent parfois les plus modernes.
La Méditerranée dans l’assiette ne connaît ni frontières ni passeports. Elle se déguste à la volée, entre souvenirs et inventions, entre traditions et métissages. Comme le rappelait Roland Bacri, enfant d’Alger et chantre de la cuisine pied-noir : « Nos recettes à nous ne sont pas bornées, c’est la vérité. Internationales, dépaysantes, cosmopolites, œcuméniques, malgré qu’elles soient circonscrites à la Méditerranée. »

Photo de Une : Slata-mechouia-©Nina-Medioni-Flammarion