Maroc

Donner forme au désastre

Hassan Darsi est un artiste marocain, inclassable, obsédé par l'espace public. L'exposition, Poem, qui lui est consacrée à Casablanca, est l'occasion de faire découvrir la démarche singulière d'un poète visuel qui a le souci, depuis trente ans, de transformer les ruines en projets et d'alerter sur les désastres politiques que nous percevons à peine. En esthète engagé dans la cité, à la suite du poète romantique Shelley, il sait que « les poètes sont les législateurs non reconnus du monde »[1], qu’ils ne peuvent que le réparer par la création, faute de pouvoir en modifier les lois de reproduction.

Hassan Darsi a l’art d’écouter, la tête penchée, les yeux drapés. Il a le corps apaisé et alerte à la fois, lui permettant de rebondir, instinctivement, comme saisi par une urgence, pour vous demander d’aller plus loin, d’en dire plus, de creuser au plus profond de vos incertitudes pour mieux affronter la chose qui vous tient à cœur. Il sait, de toute évidence que seule la maïeutique permet d’accéder à la vérité qui gît en chacun d’entre nous, qu’elle n’est pas science infuse mais conscience diffuse.

Le poétique et le politique

Poem, anglicisme sans accent et sans e, comme qui dirait sans fioritures, est le titre choisi pour sa dernière exposition. Pourquoi Poem ? A la question spontanée, cet artiste visuel pluridisciplinaire, inclassable, répond par une boutade. "Parce qu'on ne s'y attend pas". En effet, si dans le bel espace, Artorium à Casablanca, les visiteurs peuvent déambuler entre des propositions artistiques tranchantes, singulières, inattendues, qu'il a élaborées durant les cinq dernières années, ce n'est pas au mot poésie qu'ils songeraient en premier.

Ils auraient surtout tendance à l'assimiler naturellement à un praticien d'art en tension avec l'espace public. Et si certains venaient à déceler la poésie tapie derrière sa posture, ils seraient alors conviés à en redéfinir le sens. Pour lui, comme pour le curateur Abdellah Karroum qui l'accompagne, Poem ce n'est pas uniquement une prise de parole ou juste une composition formelle. Il s'agit plutôt d'une position d'équilibre, de "distance juste" entre la cité et l'atelier, entre les désastres produits par le politique et la possibilité de raccommodement qu'offre le geste artistique. Au fond, la poésie résiderait pour lui dans la capacité à "transformer les ruines en projets".

Le maquettiste des espaces abandonnées

Avant de regarder de plus près les pièces exposées à cette occasion, revisitons la trajectoire créatrice de cet artiste-citoyen, qui a régulièrement depuis trente ans été attiré, en amont de ses projets, par les phénomènes d'abandon, de perte, de chaos qui s'offraient à son regard et interpellaient sa conscience dans ses lieux de vie.

L'acte fondateur de cette démarche, assimilée à "une muséologie anti-désastre",[2] a été le projet de la maquette du Parc (abandonné) de l'Hermitage. Ayant découvert en 2001 ce lieu étendu sur 17 hectares, jonché de détritus, contourné, oublié, il entame un travail fastidieux de repérage, de métrage, de relevé systématique, pour produire une maquette à une échelle de 1/100 qui a servi autant de dispositif pour rassembler les citoyens autour d'un espace public délaissé que d'oeuvre d'art emblématique d'une vision contemporaine anti-monumentale, plus tard acquise par le Centre Pompidou à Paris.

Souvent, Darsi a eu, comme artiste inquiet, le désir de donner sens à sa démarche en cherchant la forme qui sied au chaos auquel il est accidentellement confronté. Ce fut de nouveau le cas du Square d'en bas, bâtisse industrielle, coloniale, abandonnée, qu'il découvre en 2009. Ayant emménagé son espace de travail et d'échange, La Source du Lion au 6° étage d'un immeuble de l'avenue Mers Sultan, il découvre en face l'ancienne usine de mobilier Légal & Frères, en ruines. Une autre maquette en naît.

Un art écologique

En se comportant comme un chercheur perceptuel (non conceptuel), Darsi emprunte aux géologues et géographes quelques techniques, de prélèvement, de reproduction, de mise en échelle. Son souci permanent est de donner à voir des énigmes non résolues et des paradoxes qu'il étale au grand jour. Il en est de même de la localité, Beni Aïssi, où il habite et travaille dorénavant à côté de Benslimane, à partir de laquelle est né en 2017 le projet Kariyati Hayati (Mon village, ma vie).

Dans une démarche écologique, située, il monte avec ses riverains une forme de résistance collective à un projet de carrière de sable menaçant de détruire tout l'écosystème avoisinant. De là est né non seulement une exposition et un film, mais des initiatives communes d'agriculture alternative et de restauration solidaire. 

En plus de sauvegarder une forêt mitoyenne, il a réussi à mettre la culture, dans le sens végétal, au cœur de la vie des gens. A chaque fois, Darsi engage une nouvelle « pratique politique de l’art »[3], sans jamais tomber dans le piège d’un art politique. Pour cela, il adopte l’attitude humble de celui qui cherche à apprendre des gens qui vivent dans les espaces et expérimentent les lieux de désarroi. Après quoi, il cherche à traduire cet ensemble de signaux captés par un acte créateur.

Déconstruire l'exposition d'art

Pour rester cohérent jusqu'au bout, Darsi s'expose très peu et quand il s'y résout, il faut souvent s'attendre à un coup de théâtre. Il lui est déjà arrivé de s'enfermer avec des amis dans une structure en verre à double tour, se servir à boire et laisser le public les regarder de l'extérieur comme des bêtes de foire. Comme il a, une autre fois, dans l'élan d'un travail ironique mené sur la dorure, comme symbole de luxe et de fake, drapé toute la façade de l'atelier qui l'accueillait en feuilles dorées. Cette fois-ci, dans la sobriété voulue pour Poem, il s'est contenté d'accueillir les visiteurs par une exposition de plantes naturelles et un tampon lui permettent d'imprimer à chacun comme par un geste administratif une invitation à la déconstruction. Il n'en dit pas plus et laisse à chacun la liberté d'interpréter cette consigne selon sa sensibilité.

Le visiteur est d'emblée happé par une série sous forme circulaire imposante, avec de minuscules cubes en relief, portant le nom de « soulèvements », dits également Intifada, en noir, rouge et vert, comme double référence, subtile, à la Palestine. Sur le mur en face, s'imposent en miroir, comme en négatif, des vestiges, qui en reproduisent sur un fond blanc les traces imprimées. Et puis, comme pour faire un pas de côté, une quatrième intifada avec les cubes dorées. Si par leur dénivelé, les mini cubes rappellent, comme dans une foule compacte, les soulèvements populaires, voilà que les vestiges en face en atténuent la force, en révèlent la dispersion et l'affaiblissement. Il ne s'agit pas ici d'abonder dans une explication de l'oeuvre, qui s'impose par elle-même, mais de signifier l'ingéniosité poétique par laquelle cette double forme mise en tension et en dialogue permet, comme souvent dans l'oeuvre de Darsi, de souligner un paradoxe.

En passionné de maquettes, Darsi donne à voir plus loin le gabarit par lequel il construit ses architectures fragiles en amulettes superposées. Mais là aussi, le but n'est pas seulement esthétique, comme souvent dans l'art contemporain, de donner à voir l'envers du décor. Son propos consiste à rajouter à la structure en bois qui sous-tend ses créations, des mots, et donc une langue (non de bois) qui permet de garder une certaine forme de vigilance éthique à l'égard d'un monde qui se décompose. Dans la lancée, il invite à voir des structures architecturales translucides, elles-mêmes reflets de transformations visuelles de nos villes. Mais, comme par effet de mirage, il y incruste une carte d'Afrique qui se dérobe au regard et reparaît par simple déplacement du corps. Comme si l'Afrique était absente et présente à la fois, pensée et ignorée, pillée et adulée.

Souvent, sa conscience accrue de "l’imminence du danger qui nous guette », pour reprendre la formule de Walter Benjamin, guide ses explorations artistiques. Son but, en nous invitant à un espace d'art, n'est pas tant de s'exposer que de nous exposer à ce qu'il a pu mettre en forme comme problèmes et foyers de tension latents. Comme s'il cherchait à révéler, avec la distance qu’autorise l’esthétique, une morbidité latente ou une vivacité menacée. Son but, quelque peu ludique, joyeux et mélancolique à la fois, est de nous faire saisir l'acuité de ce qui se donne soudain à voir autrement.  

Driss Ksikes est écrivain, auteur de théâtre, chercheur en média et culture et doyen associé à la recherche et l’innovation académique à HEM (université privée au Maroc).


[1]Percy Bysshe Shelley, "A Defence of Poetry" in Essays, Letters from Abroad, Translations and Fragments by Edward Moxon, London, 1840.
[2] Katarzina Pierpzak, "Muséologies anti-désastre, in La Source du lion de 1 à Z : De l'art au Maroc. 1995-2022, SDL
[3] Michel Gauthier, « Portrait de l’artiste en hétérotopologue », in Hassan Darsi, l’action et l’œuvre en projet, Ed. Le Fennec, 2011
Hassan Darsi dans son atelier © DR

Photo de Une : L'exposition Poem, organisée par la Fondation TGCC, se tient à l'Espace d’art Artorium à Casablanca jusqu'au 31 juillet © DR