Alors que vient tout juste de se tenir, le 13 juin, la fête annuelle de Saint Antoine, l’église qui lui est dédiée au cœur d’Istanbul rappelle combien ce lieu est unique. Dans l’effervescence de la ville, l’église Saint-Antoine-de-Padoue offre un rare exemple d’hospitalité spirituelle partagée. Lieu de prière, de visite, de curiosité et parfois de dévotion, elle attire chaque jour une foule pluriconfessionnelle où musulmans, chrétiens et simples curieux cohabitent dans une atmosphère respectueuse et contemplative.
Au cœur du vieux quartier de Beyoğlu, également connu sous le nom de Péra, sur la rive européenne du Bosphore, séparé de la péninsule historique de Constantinople par la Corne d'Or, l’église de Saint-Antoine-de-Padoue est située dans l’une des zones les plus animées de la ville d'Istanbul. À l'époque ottomane, le quartier abritait de nombreuses ambassades européennes, en particulier le long de la Grande Rue de Péra (rebaptisée İstiklal Caddesi, qui signifie « rue de l'Indépendance », après la création de la République turque). Au début du XXe siècle, ce secteur était le cœur de la ville moderne. Il était réputé pour son atmosphère cosmopolite et raffinée, avec ses consulats, ses écoles prestigieuses, ses bâtiments bourgeois, ses banques, ses hôtels internationaux, ses boutiques, ses théâtres, ses cinémas, ses cafés, ses clubs et ses restaurants.
Jusqu'aux années 1930, la langue la plus parlée dans ce quartier n'était pas le turc, mais le français, qui était également utilisé pour les noms des rues et les enseignes des magasins.
Au cours du XXe siècle, Beyoğlu a toutefois connu un relatif déclin. Après les années 1950, une grande partie des communautés étrangères a quitté le quartier, voire la ville. Pourtant, depuis le début des années 1990, un mouvement de restauration a été lancé et plusieurs des bâtiments anciens ont été rénovés. L'Istiklal Caddesi a été transformée en voie piétonne. Seul un « tramway nostalgique » y circule désormais, contribuant à recréer l'atmosphère historique du quartier. De plus, subsiste ici un patrimoine religieux varié, composé notamment d’un nombre impressionnant de chapelles, d'églises et de temples représentant toutes les confessions chrétiennes qui ont vécu à Istanbul.
Un lieu d’accueil ouvert tous les jours
Géré par les Franciscains conventuels, Saint-Antoine est sans aucun doute le plus connu et le plus fréquenté de ces édifices. Il existe depuis le XVIIIe siècle et a été reconstruit dans son style néo-gothique actuel au début du XXe siècle. Contrairement aux autres lieux chrétiens de ce quartier, qui sont fermés ou n'ouvrent que sporadiquement, l’église est accessible tous les jours, de 9 heures du matin à 8 heures du soir.
En parcourant l'Istiklal Caddesi, on est ainsi tenté de franchir le vaste portail donnant accès à une grande cour, puis à l'église elle-même. L'entrée depuis la rue est facile et ne présente pas d'obstacles importants. Outre quelques touristes internationaux (surtout européens, américains ou japonais) qui visitent ce lieu parce qu'il est un « site touristique », de nombreux Turcs musulmans viennent le découvrir. Pour certains d'entre eux, cette incursion n’est qu’une sorte de prolongement de leur flânerie sur Istiklal Caddesi.
Cependant, la majorité des musulmans font une visite beaucoup plus conséquente. Ils s'arrêtent devant les bougies allumées, lisent la prière à Saint Antoine affichée sur le mur, regardent les statues et contemplent les vitraux. Certains immortalisent l'ensemble de l'église ou quelques détails à l'aide d’un téléphone portable. Les visiteurs arrivent souvent en petits groupes ou en famille. On voit également quelques couples marcher dans les nefs en se tenant par la main.
Une spiritualité plurielle dans un cadre sensoriel fort
Saint-Antoine accueille une foule multiconfessionnelle et ses pratiques diverses. Les catholiques semblent minoritaires, par rapport aux milliers de musulmans sunnites qui franchissent le seuil de l’église chaque jour, auxquels s’ajoutent les alévis et les gréco-orthodoxes. Car cet espace est ouvert à tout le monde. Ici, les gens peuvent se promener et découvrir la diversité religieuse de manière rapprochée. L'architecture gothique imposante de l'espace intérieur, avec ses hautes voûtes, est baignée par la lumière des vitraux. L'odeur de l'encens et de la cire, le silence respectueux qui règne dans les grandes nefs et dans l'espace central, les statues, les peintures, les ex-voto, les bougies qui brûlent par dizaines : tout contribue à une expérience sensorielle qui inspire une contemplation silencieuse.
Des rituels musulmans dans un sanctuaire catholique
Certains « habitués » connaissent déjà bien l'intérieur de l'église. Par exemple, des écoliers ou des employés de bureau portant des mallettes font un détour de quelques minutes, s'écartant du flux de la rue İstiklal. Il s'agit de visiteurs « réguliers », dont le circuit est axé sur certaines pratiques rituelles liées à des demandes votives. On les voit se diriger vers les bougies, les acheter et les allumer sans la moindre hésitation. Après un moment de contemplation devant la statue de saint Antoine ou les autels, ils sont prêts à retourner dans l'agitation de la ville.
D'autres visites sont plus longues et impliquent des rituels élaborés. Des femmes musulmanes, souvent issues de milieux sociaux humbles, peuvent rester plusieurs heures et pratiquer une vaste gamme de gestes rituels, notamment le tour de l'église, une forme d'ablution avec l'eau des bénitiers, l'ouverture et la fermeture des petites portes qui donnent accès aux autels latéraux. Parfois elles demandent aux frères franciscains qui gèrent l’église de les protéger contre les attaques du mauvais œil ou des cin (djinns).
Plusieurs musulmans s’assoient sur les bancs, et y restent même pendant la célébration de la messe. Au moment de la communion, il arrive que certains d’entre eux s’unissent aux catholiques pour recevoir l’hostie, ce que les célébrants cherchent autant que possible à éviter. Parfois on peut voir des femmes qui lisent discrètement le Coran pendant l’office. Tous ces comportements n’expriment pas une volonté de conversion. Il s’agit d’explorations d’un espace religieux « autre » et de tentatives de profiter de ses ressources symboliques, par un investissement croyant qui multiplie les référents et les interlocuteurs à la recherche d’un bénéfice surnaturel.
Une figure au-delà des confessions
Le miracle interreligieux qui se produit au cœur d’Istanbul n’est pas unique. Grâce à l’action des Franciscains, ce saint Antoine de Padoue semble à même de susciter la dévotion au-delà des frontières confessionnelles. Parmi les nombreux exemples, mentionnons l’église qui lui est consacrée à Sarajevo, édifiée à son tour au début du XXe siècle avec un style architectural néo-gothique, et dotée du même pouvoir d’attraction pluriel envers les fidèles musulmans et orthodoxes. Ou encore le sanctuaire de Laç, dans le nord de l’Albanie. Détruit pendant le communisme, le bâtiment a été reconstruit après la fin du régime pour devenir un important lieu de pèlerinage, où des foules bigarrées, avec une importante présence des musulmans sunnites et bektashi, se pressent.

Dionigi Albera, anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS , il est à l’origine du programme de recherche sur “ Les lieux saints partagés “ et Commissaire de l’exposition du même nom, dont une nouvelle version sera présentée à Rome, à la Villa Médicis à l’automne 2025
Photo de Une : Certains musulmans s’assoient sur les bancs, et y restent même pendant la célébration de la messe © Dionigi Albera