Turquie

Le quartier Rom d’Istanbul face aux rumeurs de déplacement

À Kuştepe, quartier rom d’Istanbul réputé pour sa communauté soudée et sa vie de rue animée, les habitants vivent dans l’attente d’une transformation radicale. La municipalité promet des logements neufs et un environnement plus salubre, dans le cadre d’un vaste projet de rénovation urbaine. Mais derrière les discours officiels, beaucoup redoutent une éviction déguisée. Entre espoir d’un avenir meilleur et peur de perdre leurs repères, les résidents s’interrogent : à qui profitera vraiment ce changement ?

En descendant du métrobus et en traversant un passage supérieur près des Trump Towers, la silhouette de la ville offre un contraste frappant entre des gratte-ciels étincelants et des maisons modestes à deux étages. Plus vers le centre, des habitations d'un étage laissent place à des groupes de maisons d'une pièce et à de petits immeubles vieillissants qui encombrent des rues étroites, certaines bordées de terrains abandonnés. Le quartier semble pris entre survie et négligence.

Dans les premières heures, la vie s'éveille doucement : des enfants jouent sur des parcelles ressemblant à des jardins, des femmes étendent du linge. Tandis que les plus vieilles s'asseyent sur des tabourets en prenant leur petit-déjeuner au bord de la route et que des hommes se rassemblent paresseusement devant les portes. Des chariots de collecte de papier, des tas de déchets entassés un peu partout, ou encore une balançoire de rue à manivelle immobile et vide racontent une autre histoire, celle d’un bidonville laissé à l’abandon par les autorités. En descendant le long des escaliers labyrinthiques, le nombre de petites maisons devient impossible à compter. Les résidents mènent leur vie quotidienne tandis que l'eau s'écoule dans les rues et que des chats se déplacent librement. Un jeune vendeur de fleurs me tend une rose ; des adolescents arpentent les rues ; de la musique s'échappe des fenêtres ouvertes. En remontant, j'évite de justesse des eaux usées qui dévalent d'en haut. Suis-je à l'intérieur ou à l'extérieur de la ville ? La question reste également en suspens pour les résidents du quartier.

Transformation urbaine : promesse ou menace ?

La transformation urbaine de Kuştepe est discutée depuis des décennies mais reste problématique. Initialement établi dans les années 1950 lorsque des familles roms ont été relocalisées de Zincirlikuyu par l'État, le quartier n’a cessé de faire face à la pauvreté, le délabrement des logements et une infrastructure défaillante malgré sa situation centrale.

Les récentes promesses de la municipalité d’arrondissement de Şişli pour un réaménagement "sur place" ont suscité l'espoir d'améliorer les conditions de vie, sans expulsions. Pourtant, le souvenir du déplacement massif de Sulukule* et des tours sans âme de Fikirtepe jettent une ombre.

Asya Ağaçyaran, 28 ans, résidente de longue date et mère de trois enfants, vit dans une maison d'une pièce, qu'elle a réparée elle-même. “Je suis locataire. La plupart des maisons ici n'ont pas d'actes de propriété — elles ont été construites il y a longtemps. Je ne peux pas me permettre de louer ailleurs. Si nous sommes expulsés, j'irai chez ma mère si elle est toujours là. Sinon, je n'ai nulle part où aller,” commente-t-elle.

D'autres expriment l’espoir de voir les choses changer. Saliha Portakal, 57 ans, confie : “Le renouvellement urbain serait bon. Nous aurions enfin une salle de bain séparée, une vraie chambre.” Yıldız, 65 ans, vendeuse de fleurs, ajoute : “Au moins, nous emménagerions dans une maison propre.” Un autre résident ajoute l’air rêveur : “ les enfants auraient leur propre chambre.” Un groupe de personnes âgées m’interpelle : “Prends la photo, sœur, vas-y. Viens et témoigne de ces conditions honteuses.”

Okan Kemancı, acteur de théâtre et professeur de dramaturgie élevé à Kuştepe, note l'esprit durable du quartier. “Les voisins s'entraident encore. Les enfants jouent librement dans les rues, inventant des jeux avec de la craie et des coussins. Cet environnement est vital pour la créativité. Kuştepe ne doit pas finir comme Fikirtepe.”

Une communauté divisée par l'incertitude

Bien que de nombreux résidents soutiennent le réaménagement sur place, la propriété foncière reste un problème épineux. Certains ont des actes de propriété ou des certificats d'attribution ; beaucoup n'en ont pas. Nombre d’entre eux sont des locataires, et la manière dont ces statuts juridiques variés seront gérés reste floue.

Kemancı dénonce : “Je suis sur le point de devenir une victime de la transformation urbaine. Il n'y a pas de certificat d'attribution de titre pour ma maison. Tout le monde ici n'en a pas. Ce n'est pas un problème facile. Il y aura forcément des gens lésés.”

Elmas Arus, présidente de l'association Zéro Discrimination et militante romani, avertit : “Même un acte n'est pas suffisant lorsqu'il est divisé entre 15 membres de la famille. Beaucoup sont endettés, certains pourraient finir sans rien. La transformation doit être soigneusement planifiée avec la communauté romani pour éviter de nuire et créer de la valeur, y compris des opportunités d'emploi.”

Le mukhtar (représentant local) de Kuştepe pointe un autre problème : le quartier est divisé. Une partie est autorisée à se développer, l’autre non. Pendant un temps, la zone a été classée comme "à risque" à cause des bidonvilles, mais ce statut a changé. De même les terrains appartiennent à plusieurs entités publiques — la mairie de quartier de Şişli, la grande municipalité d’Istanbul, et l’État. Certains habitants ont des titres de propriété, d’autres non. "Nous voulons une rénovation qui n’expulse personne, sans que les gens aient à s’endetter. Et les locataires doivent aussi avoir des droits", insiste-t-il.

Pour finir, le projet de rénovation de Kustepe a été interrompu après l'arrestation du maire de Şişli en mars 2025, en même temps qu’Ekrem İmamoğlu et d'autres élus du parti CHP, et la nomination d'un administrateur. Laissant une fois de plus les habitants dans l'incertitude.

* Autre quartier rom historique d’Istanbul, rasé en 2008 dont les habitants, ont subi un déplacement forcé à la périphérie de la ville
Le quartier de Kustepe avec ses petits immeubles vieillissants et ses rues étroites encombrées © Tuğba Öcek

Photo de Une : “Prends la photo, sœur, vas-y. Viens et témoigne de ces conditions honteuses.” © Tuğba Öcek