Algérie

Farah Keram : « Les femmes sont la définition même des cuisines nord-africaines »

« Chez nous, zones d’ombre, mutisme et brouhaha, transmission pérenne ou brisée, douceur et gravité ne font qu’un », écrit la journaliste franco-algérienne Farah Keram dans l’introduction de Cuisines d’Afrique du Nord, un livre de récits et recettes à paraître le 14 mai chez Flammarion. Son texte et les photos de Nina Medioni, à mille lieues du folklore souvent associé à la table de cette vaste région, racontent à la fois des parcours intimes sur les rives de la Méditerranée et une histoire universelle, celle de la cuisine en « migrance »[1] ou en diaspora.

Mayalen Zubillaga : Les femmes, en l’occurrence celles de votre famille en France, en Algérie et en Tunisie, sont les héroïnes de votre nouveau livre. Vous évitez l’imaginaire ordinaire qui, entre valorisation ambigüe et assignation, pèse très souvent sur elles. Votre tante Soumia, à qui vous parliez de la dimension possiblement aliénante de la cuisine, vous a fait cette réponse formidable : « Si je ne cuisine pas, que va-t-on manger ? »

Farah Keram : Cette réponse m’a bouleversée. Dans mon entourage familial, il y a une majorité de femmes et toutes sont d’excellentes cuisinières. Mais au-delà de l’expertise, cette cuisine représente pour elles, qui jamais n’expriment un ras-le-bol ou une fatigue, un véritable travail quotidien. Lors de cette conversation avec ma tante, qui a eu lieu à Alger où ma famille est économiquement modeste, j’ai subitement réalisé que c’était aussi, tout simplement, une nécessité vitale. La cuisine, c’est du « care », un soin que les femmes assurent dans la vie privée, sans que celui-ci ne soit rémunéré ou valorisé financièrement en cas de divorce ou de séparation. C’est par leurs mains, leur gestuelle, leur regard, leur capacité à transmettre et le soin qu’elles offrent avec leurs plats que se dessinent les cuisines nord-africaines. Les femmes en sont la définition même.

Vous évoquez les différences entre le pain des hommes, au singulier et à la machine, et les pains des femmes, au pluriel et à la main.

Le pain rejoint pleinement cette idée de pénibilité, d’offrande et de tradition. L’anthropologue Ouiza Gallèze a observé, en Algérie, que les boulangeries où se vend le pain blanc, à base de farine de froment, sont tenues principalement par les hommes. À côté de ça, beaucoup de femmes vendent, dans les rues ou dans certains fournils dont elles sont les gérantes, des pains et galettes traditionnels qu’elles ont elles-mêmes confectionnés avec de la semoule de blé dur. Je l’ai moi-même constaté dans l’espace public, aussi bien en Algérie qu’au Maroc et en Tunisie. Or, le travail d’un pâton à base de semoule est bien plus engageant, du point de vue du temps et de la force nécessaires au pétrissage manuel, qu’un pâton à base de farine. C’est d’autant plus remarquable qu’à la boulangerie, on panifie avec l’aide d’un pétrin mécanique. La cuisson diffère également : une galette doit être cuite en la surveillant, une face après l’autre puis sur les bords. Les femmes la posent sur le tagine brûlant et attendent que chaque bord cuise en tenant la galette, au risque de se brûler et d’avoir une production moins rentable, car énergivore en temps.

Un peu comme quand on travaille le couscous brûlant, à la main, après ses passages à la vapeur du couscoussier. Il faut aimer les personnes pour lesquelles on cuisine !

Absolument. Le principal ustensile de cuisine, c’est ici la main, comme dans beaucoup de cultures hors de l’Occident. Récemment je cuisinais avec ma mère des makrouts et le beurre clarifié était chaud. J’étais un peu timide pour le mélanger avec la semoule de blé dur, alors elle m’a donné un coup de coude et m’a lancé : « Moi, je ne crains pas la chaleur. » La gestuelle, ce n’est pas du folklore. Maîtriser une cuisson à travers le toucher, retourner quelque chose sur une poêle chaude avec les mains, c’est une compétence et un rapport sensoriel à la nourriture fascinants à observer, et qui disent beaucoup du cadre civilisationnel dans lequel s’inscrivent ces cuisines.

Vous insistez aussi sur les pratiques communes entre vos trois pays familiaux, notamment celles qui relèvent du sacré.

La commensalité ne consiste pas seulement à partager une table. Toutes les cuisines peuvent être lues par le prisme de l’anthropologie, mais je pense que la spécificité des cuisines d’Afrique du Nord réside dans leur rapport particulièrement étroit avec la spiritualité, et non dans les terroirs ou les recettes. Que l’on songe aux interdits alimentaires, au repas du deuil en Tunisie dont parle la sociologue tunisienne Sonia Mlayah Hamzaoui, ou encore au fait de ne manger que des aliments secs lors du Nouvel An amazigh pour que les récoltes de l’année soient prospères en termes de pluie. C’est un lien avec quelque chose qui nous dépasse et que l’on honore par certaines habitudes alimentaires, ou par des plats ou aliments que l’on va plébisciter ou au contraire éviter. Là encore, les femmes sont au cœur de ces pratiques culturelles, rituéliques et symboliques.

Le couscous, un plat éminemment féminin et chargé de symboles, est pourtant, dans votre histoire personnelle, celui de votre père.

Il a quitté l’Algérie dans des circonstances très douloureuses au cours des années cinquante, et n’y est jamais retourné jusqu’à sa mort. Il cuisinait d’autres plats du quotidien, mais le couscous revêtait pour lui une dimension particulière. Je pense qu’il y mettait tout l’attachement à son pays d’origine et que c’était, pour lui, une sorte de reconnexion ou de lien maintenu, en plus de la langue. La préparation du couscous, d’ailleurs, n’était jamais anodine. On ne le mangeait pas n’importe quand : il fallait que ce soit un jour singulier. Le rituel qui entourait l’élaboration du plat était, de plus, intangible. Par exemple, il découpait les légumes toujours dans le même ordre. Ma sœur est détentrice de sa recette et elle opère selon le même rituel.

Les photos de Nina Medioni sont intimes et pudiques, pas du tout folklorisantes. Quant à vous, vous écrivez ne pas vouloir « céder à l’écueil d’une culture prétendument "du partage" ». Pourquoi ?

Parce que cette idée entre précisément dans le folklore entourant l’Afrique du Nord : le bruit, l’opulence sur la table, le bazar à la maison, le sucre à profusion, les tables gorgées de soleil, les plats généreux mais soupçonnés de manquer de finesse… Il nous a semblé fondamental, à Nina et moi, de questionner ces cuisines en sortant du discours habituel. C’est important pour ceux et celles qui vivent sur la rive sud, mais aussi pour les diasporas.

Le titre évoque l’« Afrique du Nord », est-ce un choix délibéré ?

Oui. Je voulais au départ appeler ce livre Houma, « elles » en arabe, mais c’était trop abstrait. Il fallait un titre clair pour les lecteurs et lectrices. « Afrique du Nord » s’est imposé car c’est dans cette appellation que je me reconnais le plus. Pour moi, elle a une résonance de terre et parle d’un territoire bien plus large que l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. J’aime aussi parler de « rive nord » et de « rive sud », les deux lieux où j’ai conçu et écrit le livre, mais lors des entretiens menés avec les chercheurs et chercheuses nord-africains cités dans le texte, j’ai constaté qu’ils parlaient très peu de Méditerranée. C’est l’Afrique du Nord qui revient tout le temps dans leurs propos. L’expression me convient d’autant plus qu’elle rattache la région au continent africain.


[1] Pour reprendre le beau titre de l’historien Émile Temime, Migrance. Histoire des migrations à Marseille, 4 tomes, Edisud, 1989-1991.
Farah Keram et Nina Medioni, Cuisines d’Afrique du Nord, à paraître le 14 mai © Flammarion, 2025.

Recette de la Slata méchouia

La slata mechouia que l’on trouve sur toutes les tables tunisiennes est une cousine du hmiss. Je
trouve qu’elle caractérise à quel point la simple association de tomates et de poivrons permet une
diversité dans les goûts et les textures. Elle se mange froide, plus ou moins piquante, agrémentée ou
non d’œuf, de câpres et de thon. L’immense variété de piments et de poivrons que l’on trouve en
Afrique du Nord permet de varier les goûts. Ainsi, elle peut se réaliser avec des piments semi-
piquants en alternative des poivrons.
Pour 4 à 6 personnes

  • 15 poivrons ou, selon le goût, piments moyens semi-piquants (demandez conseil à votre maraîcher)
  • Environ 300 g de tomates rouges rondes
  • 3 gousses d’ail
  • 1 c. à c. de 4 épices tunisien (coriandre, carvi, ail, piment)
  • ½ à soupe de sel
  • Une boîte de thon bio (facultatif)
  • Une poignée de câpres (facultatif)
  • Un œuf dur coupé en quatre pour le dressage
  • Huile d’olive

Grillez les légumes : allumez votre four en mode « gril ».
Disposez les piments sur du papier sulfurisé et laissez-les griller 30 minutes en les retournant à mi-
cuisson.
Assemblez : une fois vos poivrons refroidis, épluchez-les, ôtez leurs pépins puis écrasez-les au
mortier. Ajoutez les tomates et l’ail et écrasez-les également. Ajoutez les épices, le sel et mélangez
bien. Servez bien frais et parsemez si vous le souhaitez de thon entier ou émietté, de câpres, de votre
œuf et d’une généreuse dose d’huile d’olive.

Photo de Une : Slata méchouia ©Nina Medioni, Flammarion, 2025