Turquie

Des musulmanes au Monastère de Saint-Georges, ou le désir votif

Au large d’Istanbul, le Monastère de Saint-Georges (Aya Yorgi) est aujourd'hui l’un des plus importants sanctuaires partagés du monde méditerranéen. Pour la fête du saint, chaque 23 avril, des dizaines de milliers de musulmans affluent vers ce site Grec orthodoxe. Cet article s’inscrit dans la série dédiée en amont de l’exposition Lieux saints partagés qui ouvrira à la Villa Médicis en octobre prochain.

Le matin du 23 avril, plusieurs dizaines de milliers de pèlerins embarquent à Istanbul pour rejoindre l’île de Büyükada, dans l’archipel des Princes (Prinkipo en grec), au sommet de laquelle se trouve un monastère Grec orthodoxe. Construit au Xe siècle, ce sanctuaire abrite une icône miraculeuse de Saint-Georges, l’un des saints les plus vénérés au Moyen-Orient. Mais le caractère étonnant de ce pèlerinage, ce jour-là, est que la très grande majorité des visiteurs sont musulmans. Comment expliquer ce phénomène ? Qu’est-ce qui les attire dans un lieu chrétien ?

Le petit port touristique bat son plein. Les navires accostent sans discontinuer et les passagers envahissent les quais et les ruelles. La plupart sont des femmes et des enfants. Le 23 avril est aussi un jour férié (fête des enfants et de la souveraineté nationale), ce qui facilite ce type d’excursion insulaire. Les véhicules motorisés sont interdits, alors on emprunte à pied la route du monastère qui longe de somptueuses villas, dont l’une a pu servir de résidence surveillée à Léon Trotski à partir de 1929. Dès l’époque byzantine, les princes déchus y étaient exilés et c’est aujourd'hui un lieu prisé par la grande bourgeoisie stambouliote.

Fils multicolores et vœux silencieux

À une heure de là, un marché éphémère se déploie sur la Place de l’Union, emplie d’échoppes en tous genres, de marchands ambulants et de calèches. Sur tel stand, on trouve pêle-mêle des chapelets chrétiens (komboloï) ou musulmans (tespih), des perles bleutées contre le mauvais œil (nazar boncuğu), des bannières à l’effigie de Saint-Georges, Marie, Ali (le gendre du prophète Mohammed) ou Fatima (sa fille)… À gauche, un homme vend des cierges de différentes couleurs pour la santé, le mariage, le travail ou la maternité. À droite, une panoplie d’amulettes dorées ont des fonctions précises : une maison pour devenir propriétaire, une clef pour la prospérité, un cœur pour l’amour… Les pèlerins s’y procurent donc leur attirail votif pour le reste de la visite (ziyaret). Beaucoup de femmes ont acheté des bobines de fil pour un rituel singulier : elles attachent ce fil à un arbuste au début du chemin de terre et le déroulent en silence et en répétant leur vœu dans leur for intérieur. Peu à peu, le parcours devient tapissé de milliers de fils multicolores entremêlés, chacun matérialisant un désir intime et anonyme, sans distinction de religion. Une musulmane confie d’ailleurs : « Monter jusqu'ici, c'est un peu comme s'écouter soi-même et le fait de ne pas parler, ça permet d’écouter ce qu'on a en soi. Je pense que les gens ont besoin de ce genre de choses pour se retrouver face à eux-mêmes. »

À la porte du monastère, il faut attendre plus d’une heure avant d’entrer dans l’église qui paraît exigüe par rapport à la foule qui y circule librement, sans suivre l’office byzantin célébré par les moines grecs. Les musulmanes préfèrent prier à leur façon, souvent les paumes vers le ciel. D’autres déposent des vœux (dilek) un peu partout. Des chrétiennes embrassent l’icône d’Aya Yorgi. Les comportements aident à déceler qui est de quelle religion, mais ce n’est pas si évident, car par mimétisme, on imite les gestes du voisin, en espérant que ça marche. Le carburant de cette ritualité effervescente est l’efficacité rituelle : on vient au monastère après en avoir entendu parler et en espérant être exaucé. Car les miracles seraient nombreux, puis le bouche-à-oreille fait le reste.

Un espace sacré au-delà des religions

Les moines, qui vivent séparés du monde le reste du temps, sont débordés ce jour-là, mais ils l’acceptent avec philosophie. Frère Ézéchiel commente : « Pour la fête de Saint Georges, il y a une moyenne de 70 000 personnes en une journée. C’est un jour vraiment spécial, ça dépasse l’imagination ! », avant d’ajouter : « La plupart des gens qui viennent ici ne sont pas chrétiens. Ils allument des bougies et lorsqu'ils se retrouvent dans l'église, ils n'avaient pas prévu de venir prier, mais ils font des prières ou des vœux. (…) Ils savent certainement où ils vont, que c'est une église chrétienne et que c'est une maison de Dieu. Beaucoup savent aussi que c’est une église de Saint-Georges. » Mais l’importance du saint n’est pas primordiale. Les musulmans ne lui vouent pas de culte particulier, car c’est la sacralité du lieu qui prime, selon eux. Ou bien faut-il plutôt dire « les musulmanes », car elles représentent l’immense majorité. Rien de spécifique ici. C’est aussi le cas d’autres sanctuaires partagés en Méditerranée : qu’ils soient dédiés à la Vierge ou à Saint Antoine, les femmes en sont les premières protagonistes. Elles n’hésitent pas à aller prier dans le lieu de l’Autre et cela peut en partie s’expliquer par le fait qu’elles n’ont pas à subir le même contrôle social et masculin dans ces lieux autres, ces « canopées cosmopolites » selon l’expression de l’anthropologue Elijah Anderson qui désigne par là des refuges au cœur des grandes villes. Ce que confirme une musulmane qui vient chaque année : « C'est la maison de Dieu. Mosquée, église, ça ne change rien. Grâce à la synergie présente ici, sans utiliser aucun intermédiaire, on envoie directement nos vœux et souhaits les plus profonds vers l'univers. Tous mes vœux se sont réalisés ! »

À la sortie de l’église, des personnes distribuent en silence et tout sourire des morceaux de sucre. Exaucées lors des éditions précédentes, elles viennent remercier en partageant ces offrandes. Quelques marches plus bas, la cour du monastère est parsemée de milliers de ces cubes blancs qui sont intentionnellement déposés – et non pas jetés – par des mains anonymes. En effet, le mimétisme aidant, presque tous les pèlerins « dessinent » l’objet de leurs désirs (formes de maisons, voitures, bébés…) avec ces sucreries, des cailloux et autres brindilles. L’espace devient vite saturé de signes et d’expressions votives qui se caractérisent à la fois par une forte hétérogénéité et par une créativité débordante. Tous les alentours du monastère sont transformés. De nombreux arbres croulent sous les fils multicolores, les amulettes et les messages votifs. En avril 2022, dans le contexte post-Covid 19, un arbre était même recouvert de masques de protection respiratoires, car les gens suspendent ce qu’ils ont sur eux (mouchoirs, papiers, fils de coton…).

Ce pèlerinage est donc frappé du sceau d’une double hétérogénéité : votive, d’une part, fruit des nombreux bricolages et braconnages qui passionnent les anthropologues. Confessionnelle d’autre part, puisque le magnétisme du lieu attire à la fois des Grecs orthodoxes, des catholiques, des Arméniens, des musulmans… On aurait pu aussi évoquer des protestants évangéliques et même la mémoire de juifs qui fréquentaient discrètement le monastère. Ce phénomène est un lointain héritage de la mosaïque interreligieuse de l’Empire ottoman, malgré la tendance à l’uniformisation politico-religieuse qui est à l’œuvre en Turquie. Ce rassemblement n’a jamais été annulé (sauf en 2020 à cause de la pandémie), malgré les risques d’attentats dans les années 2010. Il aura encore lieu encore cette année, tandis qu’Istanbul est le théâtre d’immenses protestations politiques.

Manoël Pénicaud est anthropologue au CNRS et membre du Centre Jacques Berque à Rabat. Ses travaux s’inscrivent dans le champ de l’anthropologie des pèlerinages, des sanctuaires partagés et des relations interreligieuses dans le monde méditerranéen[1]

[1] En complément, voir le court film Muslims at the St. George Monastery, sous-titré en anglais et en libre accès. Il existe des versions sous-titrées en français, en grec et en turc.
Foule de pèlerins se dirigeant vers le monastère de Saint-Georges © Manoël Pénicaud
 

Photo de Une : Tronc coloré de fils votifs © Manoël Pénicaud