Au Maroc, le mot kasbah, qui s’applique au vieux centre historique d’une ville, vient du terme ksab qui désigne, lui, une plante connue en France sous le nom de canne de Provence… Anciennement utilisée à Marseille comme à Tanger, pour fabriquer des maisons, cette plante n’est plus travaillée aujourd’hui que dans le seul Maroc. Regards croisés sur son usage, qui accompagne l’histoire des Hommes.
Le soir tombe sur le quartier Tanja Balia, situé à quelques kilomètres du centre de Tanger, ville marocaine au croisement de l’Atlantique et de la Méditerranée. Sur le côté d’une petite route qui mène vers les quartiers en hauteur surplombant le détroit de Gibraltar, quelques cabanes, construites en canne, abritent abat-jours, chaises, paniers et tables de formes et tailles différentes. Salmane, 18 ans et casquette à l’envers, nous accueille à l’entrée de l’une d’entre elles. C’est son grand-père, Mohamed, qui a commencé le premier à travailler la canne à Tanger, dans les années 1970. Son atelier, alors plus proche du centre-ville, s’en est éloigné dans les années 2000, au moment de la construction de la nouvelle gare ferrovière. Ce nouvel emplacement à Tanja Balia est d’ailleurs lui aussi temporaire. « L’État n’aime pas l’image que peut renvoyer le métier, celui de cabanes en roseau trop proches du centre touristique. Il pourrait donc décider de nous repousser encore un peu plus loin », explique Salmane, qui travaille la canne aux côtés de son père et de ses oncles.
Une plante qui suit les hommes
Le métier de vannier, pourtant, existe depuis des décennies. « La canne de Provence a une écologie un peu particulière, explique Dalida Ladjal, membre du collectif de marcheurs-cueilleurs SAFI. Ses fleurs sont stériles, et elle ne se reproduit quasi que par la dissémination d’un morceau de rhizome. C’est donc une plante qui a suivi les hommes dans leur installation. Ceux-ci, en emportant un peu de canne, ont permis sa diffusion. » Originaire de Marseille, ce groupe d’artistes-botanistes-marcheurs a pris le chemin de Tanger, pour venir parler de cette espèce particulière dont le berceau se situe au Maroc. « La canne est une plante fondamentale des cultures méditerranéennes, poursuit Dalida. On fait de tout avec : des cannisses pour se mettre à l’ombre, des calames pour écrire, mais aussi des maisons puisque le nom kasbah vient de cette plante ». À Tanger, on la retrouve aussi dans les parasols et les clôtures autour des champs et des maisons… Les vanniers viennent la chercher sur les terrains des propriétaires moyennant rémunération, puis la ramènent à l’atelier pour la travailler avec des outils spécifiques. Et sa faible variation génétique permet aux artisans de travailler la même plante à peu près partout autour du bassin méditerranéen.
Pour autant, l’usage n’est pas le même sur les deux rives. « Ici, on voit que les cannes sont coupées régulièrement et que l’on n’a pas de problème de vieillissement des canniers, explique Dalida. Alors qu’à Marseille, où on a complètement perdu l’art de la taille de cette plante, elle prolifère, vieillit, sèche, tombe dans les rivières et créée des bouchons. » La municipalité, par conséquent, déploie des moyens immenses — large machine pour draguer la ripisylve, casse-pierre, puis bâche — pour en débarrasser les abords des rivières, soit un coût de près 300 euros par m2. « Une dépense superfétatoire, qui disparaîtrait complètement avec un peu d’exploitation de la canne », conclut Dalida, qui appelle à la revalorisation du travail de cette plante et à sa protection là où elle existe encore.
Une profession en déclin ?
Dans le nord du Maroc, entre cueilleurs, transporteurs et artisans, c’est tout un écosystème qui vit autour de la taille de la canne. Selon Salmane, dont la famille vit de la vannerie, le coût du transport est toutefois en augmentation ces dernières années. L’été, le plastique sous forme de longues pailles fait aussi son arrivée depuis Casablanca, très demandé en raison de son faible coût, au détriment de la canne. La famille de Salmane craint par ailleurs d’être à nouveau un peu plus excentrée par l’État, et de devoir s’éloigner des lieux de cueille de canne comme des clients. Et puis, comme le rappelle Dalida, « si les vanniers disparaissent, c’est tout l’écosystème des rivières qui va finir par coûter un argent incroyable [à la ville] ». Salmane lui, marche aujourd’hui dans les pas de ses aînés et réfléchit à ouvrir son propre atelier. Mais il n’exclut pas, si les conditions de travail deviennent trop difficiles, de se diriger plus tard vers une autre profession.

Photo de Une : Le travail de la canne de Provence à Tanja Balia, un quartier de Tanger (ksab en arabe marocain)© Adèle Arusi