Etel Adnan est une poétesse, écrivaine et peintre arabo-américaine… la liste continue parfois avec scénariste, dramaturge, intellectuelle. Dans sa ville natale de Beyrouth, elle parlait turc avec ses parents à la maison, français à l'école et arabe avec ses amis dans la rue. Dès son plus jeune âge, elle ne se séparait jamais des recueils des poètes français. Ses livres ont été traduits dans de nombreuses langues. Bien qu'elle ait commencé à peindre aux États-Unis, où elle donnait des cours de philosophie de l'art, ses œuvres ont été exposées dans les plus grands musées et biennales du monde, et continuent de l'être…
Il ne se passe pas un jour sans que je reçoive des communications sur une nouvelle exposition ou un événement d'Etel Adnan, que ce soit d'un ami ou d'un critique d'art, quelque part dans le monde. Pour ma part, je me contente d'un aperçu de ces informations, ayant organisé une exposition assez complète au Musée Pera d'Istanbul en 2021, alors qu'Etel était encore en vie. Qui sait, peut-être que j'ai été influencé par le testament d'Eco, qui conseillait à ses proches de ne pas organiser de réunions, d'événements, etc., à son sujet pendant dix ans après sa mort. Toutes les commémorations, les écrits post mortem soulèvent la question de savoir si elles nous éloignent doucement de l'œuvre de celui qui est parti, comme un bateau dont les amarres se dénouent dans une mer calme, ce qui ne devrait pas être considéré comme une exagération.
Cette année, Etel aurait eu 100 ans. Peut-on célébrer le centenaire d'une défunte ? C'est presque un oxymore… Ceux qui restent après le départ de quelqu'un devraient être évalués en restant fidèles aux lumières qu'il a projetées sur notre monde sombre. Il est indéniable qu'un nombre considérable d'événements sera organisé cette année en rapport avec Etel Adnan. Les annonces d'expositions à venir commencent déjà à arriver… Nous ne saurons qu'ensemble dans quelle mesure ce qui est fait reflétera les "lumières" qu'elle a laissées.
Je regarde les dernières peintures d'Etel Adnan. Des motifs réalisés à l'encre de Chine. Dans certains, on voit des écrits en arrière-plan, des objets sur son petit bureau où elle a réalisé tous ses travaux, comme un stylo, un encrier, un vase, etc. Dans d'autres, la toile est divisée en deux. En bas, les objets devant les yeux (les yeux du spectateur), et en haut, les montagnes qui tourbillonnent dans l'esprit de l'artiste… Des montagnes qui, tout comme la mer, constituent la Méditerranée.
En quittant le Liban pour s'installer d'abord à Paris, puis à Sausalito, sur la côte ouest des États-Unis, à son époque la plus active, elle avait choisi comme compagnon le mont Tamalpais, qui se dressait devant elle. Plus tard, elle a trouvé une maison d'où elle pouvait voir la montagne de face et s'y est installée. Ce que représente le mont Liban, qui se dresse devant vous lorsque vous tournez le dos à la mer à Beyrouth, le mont Tamalpais l'était aussi sur le continent d'en face.
Une Histoire ottomane
Née en 1925 à Beyrouth d'une mère grecque de Smyrne et d'un père musulman "arabe" né à Damas. Lors d'une interview que nous avons réalisée en 2015, en parlant de sa mère, elle a dit : "son nom était Rosa Lilia Cilia Lacorte… du côté de mon grand-père maternel, il y a des Maltais qui se sont installés à Smyrne et ont épousé des femmes grecques". Elle a expliqué que sa grand-mère était albanaise et que son grand-père était un officier né à Antep, dans le sud-est de l'actuelle Turquie, qui avait été affecté à Damas. Etel était l'enfant d'une famille qui reflétait toute la diversité d'un empire établi en Méditerranée. Lorsque cet empire a pris fin et que la République de Turquie a été fondée, les frères La Corte, qui avaient dû quitter Smyrne avec la mère d'Etel, avaient été comme transportés aux quatre coins de la Méditerranée, à Limassol, Alexandrie, Thessalonique et Gênes. D'après ce qu'on m'a dit, la ville de Smyrne, où Etel a été enregistrée à l'état civil, s'était dispersée dans toute la Méditerranée comme une sorte d'effet de particule.
Fragments de Méditerranée
Le poème que j'ai cité ci-dessus, "Soleil et Mer", a été écrit en 1949, à l'âge de 24 ans. Des années plus tard, ce texte, tapé à la machine et jamais publié, a été remis à notre amie commune, l'artiste Lamia Joreige, qui l'a trouvé dans un coin de la maison, et elle lui a demandé de réaliser une vidéo sur la Méditerranée lorsqu'elle est allée sur une île grecque. Ensuite, ils ont réalisé ensemble un travail magnifique à partir de cette vidéo. Un merveilleux canon de voix, où le soleil et la mer occupent le centre, accompagnée de la lecture du poème par tous les deux. Ce n'est pas seulement le soleil et la mer. La lune était aussi une partie intégrante de l'œuvre d'Etel, tant en tant que planète qu'en tant que métaphore magique. Ce n'est pas pour rien qu'elle a dit : "Quand je mourrai, l'univers aura perdu un ami". Elle était une artiste ancrée dans la réalité, une personne de ce monde dans tout ce qu'elle a écrit, dessiné et dit.
“Tu es un voyou,
dit la mer, grossière,
brillante!”
et le soleil dit aussi :
“ tu es le vin de mes origines,
mes continents marchent pour se battre avec toi
mes armées, la victoire de mes navires !”.
(E.Adnan, Soleil et Mer)
Elle était aussi la témoin et la poétesse de la tragédie qui s'étend sur plus d'un siècle à l'est de la Méditerranée. Elle n'a jamais hésité, même un seul jour, à crier sa révolte contre le sang innocent qui coule en Méditerranée, en commençant par le roman Sitt Marie-Rose (1978), qui raconte l'histoire d'un enseignant chrétien tué par des miliciens chrétiens, et qui transforme la brutalité qui fait de chaque voisin un meurtrier. Parmi tous les textes qu'elle a écrits, je considère Apocalypse Arabe comme un "chef-d'œuvre". Écrit entre 1975 et 1976, il se compose de 59 poèmes numérotés, décrivant l'anéantissement brutal de tous les opprimés du monde, un "poème-flux". Le véritable apocalypse d'une géographie tissée de récits apocalyptiques. Une prophétie sortie de la plume d'Etel il y a cinquante ans…
XXXVI
Il y a un serpent caché dans l'irritation sombre de tes yeux
Il y a un empire qui se désagrège dans la bouche odorante des Américains
Il y a des Palestiniens dans les eaux puantes des rivières
À L'EXTÉRIEUR À L'EXTÉRIEUR, une laisse de douleur autour du cou des frontières
Des insectes greffés sur le pain dans les épis de blé
Des requins tombant au sol d'un rire fou sur des barques arabes
Des autoroutes aveugles dans le ventre des chameaux
À L'EXTÉRIEUR À L'EXTÉRIEUR, la promesse réprimée du printemps du temps
Il n'y a pas de pluie dans le déluge au-dessus de nos plaines, il n'y a que des pierres
(E. Adnan, Apocalypse Arabe)
Après avoir vu une exposition d'Etel à Beyrouth par un grand hasard, j'ai fait tout mon possible pour trouver ce livre et, en le lisant, j'ai décidé de le traduire. Bien qu'il semble constitué de mots simples lors de la première lecture, je n'oublie pas à quel point j'ai eu du mal à le traduire, au point de me torturer. À ce moment-là, j'ai ressenti le besoin de me souvenir de la date à laquelle les poèmes avaient été écrits et publiés. Dans la préface, j'ai écrit qu'il s'était écoulé trente-deux ans depuis la publication du livre, alors que je me demandais toujours avec quelle douleur ces lignes avaient été écrites, comme si l'encre n'était pas encore sèche.
Tous, aujourd'hui encore, conservent leur fraîcheur avec leurs douleurs. C'est ainsi que sont les grands maîtres, leur simplicité nous prend toujours au dépourvu.
Sur les Traces d'une Exposition
En préparant l'exposition à Istanbul, Etel avait 96 ans. Il lui était interdit de voyager en avion depuis longtemps. Pourtant, elle continuait à aller travailler dans sa maison du nord de la France ou à accepter des propositions de retraite d'écriture en Toscane. Une fois, elle m'a fait une suggestion. Je devais trouver un bateau pour venir à Marseille. Elle descendrait aussi vers le sud depuis Paris et nous irions ensemble vers la ville d'Izmir, la ville de sa mère, en traversant plus de la moitié de la Méditerranée ! Je ne savais pas quoi répondre. Etel n'avait jamais vu Izmir. Elle est partie sans jamais y aller. Pourtant, sa mère n'a jamais cessé de regarder vers l'horizon depuis Beyrouth en se demandant : "Izmir est-elle par ici ?". C'est pourquoi j'avais intitulé l'exposition "Retour Impossible". Ce n'était pas seulement à propos de la ville qu'Etel n'avait pas pu voir, mais qu'elle avait pu imaginer à travers les récits de sa mère, ses rues, sa mer, sa vie quotidienne. Mais aussi, en pensant à la rupture avec les racines qui perdurent autour de la Méditerranée depuis l'Iliade d'Homère, et à l'exil qui dure depuis des siècles…

Photo de Une : extraite de la Vidéo Sun & Sea réalisée par Lamia Joriege - (avec son aimable autorisation)
Serhan Ada est écrivain et poète. Il enseigne la politique culturelle et la philosophie de l’art à l’Université de Bilgi à Istanbul. Il a été président de l’Académie Méditerranéenne d’Izmir en 2023-24. Parmi ses derniers livres on peut citer, l’Année de l’Arbre (Essais, 2024), Objets d’enfance- Au milieu du siècle dernier (Essais, 2019), Le Temps compté sans s’écouler (poèmes, 2019).