Avant d’être un amoncellement de minuscules billes dorées assorties de garnitures savoureuses, le couscous est une préparation céréalière à base de semoule. Son itinérance et sa multiplicité sont d’autant plus prodigieuses que la familiarité du plat éclipse son histoire. Petite exploration transculturelle dans le Midi de la France, où les attaches avec la grande spécialité d’origine berbère sont ancestrales.

Au Fémina à Marseille, Mustapha Kachetel a une recette de cœur : le couscous d’orge montagnard aux légumes secs, qui tient au corps. Cet établissement réputé, l’un des plus anciens restaurants familiaux encore en activité dans la cité phocéenne, fut créé en 1921 par l’arrière-grand-père de Mustapha, venu en France avec ses frères depuis les hautes terres de Kabylie où les hivers sont rudes. La belle histoire, maillant déjà quatre générations, témoigne du lien séculaire qui unit la Provence et le couscous. Chaque année depuis 2018, le festival Kouss.Kouss bat le rappel dans tous les quartiers de Marseille l’Africaine[1], invitant le grand port méditerranéen à célébrer la spécialité inscrite au patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO.

C’est du reste dans La Cuisinière provençale, best-seller dont l’édition initiale date de 1897, que fut publiée, au tout début du XXe siècle, l'une des premières recettes de couscous en France[2]. « Quoique ce mets soit essentiellement arabe, la Provence est trop en rapports suivis avec les régions nord-africaines pour que nous résistions à la demande qui nous a été maintes fois formulée de voir figurer dans notre livre ce plat exotique », y écrivait Jean-Baptiste Reboul, avant de reproduire la recette d’un cuisinier marseillais parti en Algérie et lui-même auteur de plusieurs ouvrages. Ce texte, présent dans toutes les éditions ultérieures de la bible de la cuisine régionale, explique comment rouler la graine avec de la semoule, loin des divagations fantaisistes d’autres écrivains du XIXe siècle.

Vous avez dit couscous ?

Car le mot « couscous » désigne avant tout une préparation céréalière originale et communément appelée « graine ». Chargée de rites et de symboles, elle est fabriquée par agglutination d’une semoule humidifiée et roulée entre les mains habiles des femmes ou, dans sa version industrielle, d’une manière mécanique. C’est par métonymie (pour faire image) que le couscous a pris le sens, plus courant aujourd’hui, de plat complet construit autour de la graine. Celle-ci est cuite à la vapeur et accompagnée de divers éléments.

Cette technique du roulage, vraisemblablement née au Moyen Âge dans des communautés rurales du nord de l’Afrique[3], concernait surtout à l’origine le blé dur et l’orge, deux céréales reines autour de la Méditerranée. Pour le Fémina, Mustapha Kachetel fait venir la graine d’orge de son Algérie natale. On en trouve aussi chez le fabricant marocain Dari sous le nom de belboula. C’est toutefois le blé dur qui est devenu largement prédominant, sans faire disparaître tout à fait la diversité déployée au fil des siècles. Le procédé de fabrication est, en effet, transposable à toutes sortes de ressources locales : une semoule ou une farine, et roule !

Le festival Kouss.Kouss met justement cette pluralité à l’honneur. La légende fondatrice de Marseille, dont le port fut qualifié de « rendez-vous du monde entier » par Alexandre Dumas, ne raconte-t-elle pas l'union, scellée par un banquet, entre une belle autochtone et un navigateur venu d’une autre rive de la Méditerranée ?

Retours aux sources

Dans le berceau maghrébin, plusieurs couscous ancestraux, régionaux ou saisonniers, connaissent un regain d’intérêt. Ils sont confectionnés avec d’autres céréales ou matières premières (seigle, maïs, mil, sorgho, châtaigne, gland, caroube…), utilisées en guise d’ingrédients complémentaires ou comme substituts. Ils peuvent aussi être additionnés de plantes sauvages ou d’herbes séchées (orties, origan, thym, lavande…), ou encore élaborés selon des techniques spécifiques, à l’image du « couscous noir » algérien fermenté dans des greniers souterrains.

Les industriels ont pris le train en route, comme Dari qui propose plusieurs graines, dont un baddaz de maïs issu d’une vieille tradition marocaine. En Provence, l’entreprise familiale Carret Munos, dont les origines remontent aux années 1960 à Casablanca, fabrique une vaste gamme de graines particulièrement légères au palais grâce à une couscous machine semi-artisanale : blé dur, orge, petit épeautre, châtaigne, chanvre, sésame, sarrasin, pois chiches, lentilles, pois cassés… Recettes anciennes et créations contemporaines s’y côtoient avec souplesse.

Par-delà le désert et les mers

Le restaurant culturel Les grandes Tables, à l’origine de Kouss.Kouss, porte aussi le projet de coopération « Les cuisines africaines », et le festival n’oublie pas de célébrer les couscous d’Afrique subsaharienne, nombreux et tout aussi traditionnels que dans le nord du continent[4]. « On déguste chez les Peuls du Sénégal un couscous réputé, le thiéré, préparé avec de la farine de mil ou de maïs […], précisent Hadjira Mouhoub et Claudine Rabaa dans Les aventures du couscous[5]. En Côte d'Ivoire, le plat de couscous s'appelle attiéké, il est préparé avec du manioc râpé, fermenté plusieurs jours dans de l'eau et servi avec du poisson frit. Au Niger, le couscous est de riz assaisonné d'une pâte d'arachide, et au Bénin, on cuit le wassa-wassa, préparé avec de la farine d'igname. »

Ce voyage nord-sud résulte, pour l'historien Mohamed Oubahli, de grands échanges transsahariens entre les XIe et XIVe siècles[6]. Le Sahara fait donc aussi office de trait d’union entre les régions et les peuples, comme la Méditerranée et même l’océan Atlantique : si le couscous est présent de longue date au Proche-Orient, en Sicile ou au Portugal, il est également courant au Brésil, où il est arrivé via la péninsule ibérique et par le biais de la traite transatlantique. Il y est le plus souvent roulé avec de la farine de maïs, parfois de manioc ou de riz, et fait l’objet de préparations diverses. Racontez les voyages du couscous à un « platiste », il ne pourra que constater à quel point la terre est ronde !

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[1] Pascal Blanchard, Marseille porte Sud. Un siècle d'histoire coloniale et d'immigration, La Découverte et Jeanne Laffitte, 2005.
[2] Mohamed Oubahli, « Une histoire de pâte en méditerranée occidentale. Des pâtes arabo-berbères et de leur diffusion en Europe latine au Moyen-Âge, Horizons maghrébins n° 55, 2006.
[3] Hélène Franconie, Monique Chastanet et François Sigaut (dir.), Couscous, boulgour et polenta. Transformer et consommer les céréales dans le monde, Karthala, 2010.
[4] Monique Chastanet. « Couscous "à la sahélienne" (Sénégal, Mali, Mauritanie) », dans Couscous, boulgour et polenta. Transformer et consommer les céréales dans le monde, Karthala, 2010.
[5] Hadjira Mouhoub, Claudine Rabaa, Les aventures du couscous, Actes Sud, 2003.
[6] Mohamed Oubahli, « Les gestes du blé : transformer les céréales », Le Grand Mezzé, Actes Sud/MUCEM, 2021.

Mayalen Zubillaga, auteur culinaire, a grandi sur les rives de l’étang de Berre entourée de fèves, de muges et d’effluves pétrochimiques. Tombée dans une marmite de boulettes quand elle était petite, elle cuisine et écrit tous azimuts, explorant à la fois le pan-bagnat, les anchois en salaison et la magie œcuménique du pois chiche.

Le festival Kouss-kouss se tient chaque année à Marseille depuis 2018 © DR

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