Italie

L’art du café malmené

Le café fait partie intégrante de la culture italienne. Pendant le Risorgimento*, les cafés étaient ainsi le lieu de rencontre des patriotes italiens qui conspiraient pour se révolter contre le régime austro-hongrois. Aujourd'hui encore, ils sont des lieux de rencontre, de flirt et de commerce. Mais la hausse des prix et le tourisme de masse menacent cet art italien de la dégustation de l’expresso.

VENISE - Sur la place Saint-Marc de Venise se trouve un café qui était déjà en activité lorsque Louis XV a été couronné roi de France. Le Café Florian a accueilli des penseurs radicaux, des révolutionnaires et des patriotes lors du tumultueux Risorgimento italien. C'est dans ses murs que l'idée d'une des expositions d'art les plus célèbres au monde, la Biennale de Venise, a vu le jour. Florian incarne l'art italien du bon café. Entrer dans cet établissement, ouvert depuis 1720, c'est comme entrer dans un lieu où le temps s'est arrêté entre la fin du 17ème siècle et la Belle Époque. Le sol à l'entrée est un mosaïque polychrome représentant le Lion de Saint-Marc, symbole de Venise. Le personnel est extrêmement élégant, portant vestes et nœuds papillon. Les six salons, où les touristes asiatiques, européens et américains sirotent des expressos et des cappuccinos, ressemblent à de petits musées, avec des miroirs, des canapés en velours rouge, des appliques en verre de Murano, des parquets incrustés de bois précieux et des décorations en feuille d'or.

Des établissements mythiques

Un espresso au comptoir, pendant que quelques Vénitiens parlent au barista dans un mélange d'italien et de dialecte, coûte 3,50 euros. Mais, comme le note un touriste polonais qui a dépensé beaucoup plus pour son petit-déjeuner à la table, "c'est le bon prix. Ce café est magnifique et historique". Il semble que la crème de la crème de la culture occidentale ait bu du café au Florian (Lord Byron, Goethe, Madame de Staël, Chateaubriand, Charles Dickens, Marcel Proust, Gabriele D'Annunzio, Stravinsky, etc.), ainsi que des politiciens et des acteurs tels que François Mitterrand, Jacques Chirac, Catherine Deneuve et Clint Eastwood. Le Florian n'est cependant pas le seul café prestigieux de la place Saint-Marc. À quelques pas se trouve le Lavena, ouvert depuis 1750, où vous pouvez déguster d'excellentes fritelles (spécialité vénitienne incontournable, les fritelles sont des beignets sucrés préparés traditionnellement durant le Carnaval de Venise) remplies de crème chantilly.

Des adresses comme celles-ci reflètent à quel point le café fait partie intégrante de la vie italienne depuis des siècles. Un autre exemple peut être trouvé à Vicence, une ville industrielle aisée située à environ 70 kilomètres à l'ouest de Venise. Sur la Piazza dei Signori, à quelques mètres de la basilique de la Renaissance conçue par l'architecte Andrea Palladio, se trouve le Caffè Sorarù, avec des meubles de plus de 150 ans, des bocaux en cristal remplis de friandises, des miroirs, des bouteilles de liqueurs, de grappa et de sirops de toutes les couleurs, ainsi qu'une impressionnante pâtisserie. "Des gens viennent même d'autres villes pour manger nos zeppole [pâtisseries typiques du Carnaval] remplies de crème pâtissière ou de zabaione", explique Maria. Elle est la belle-mère du fils du propriétaire et sert les clients avec l'aide des serveuses Valentina et Francesca. "Bien sûr, personne ne mange une pâtisserie sans café, assure-t-elle. Le café est un incontournable et un rituel en Italie. À l'étranger, les gens demandent simplement un café, tandis qu'en Italie, chacun préfère le sien : certains le veulent dans une tasse très chaude, d'autres l’aiment macchiato avec juste du lait mousseux, d'autres le prennent dans une grande tasse avec juste une cuillère de mousse...".

Discuter autour d’un espresso

À l'intérieur, le café est petit, donc les clients de Sorarù s'assoient à l'extérieur, autour de petites tables sous le porche. Certains discutent autour d'un espresso ou d'un cappuccino, d'autres lisent le journal local. Quand ils entrent pour payer, ils saluent chaleureusement Maria et discutent avec les jeunes serveuses. La famille Sorarù, originaire d'un petit village des Dolomites, dirige le café de Vicenza depuis cinq générations. "Nous servons du café et des pâtisseries depuis 1820, explique Maria. Malheureusement, ces dernières années, nous avons remarqué une augmentation du prix des matières premières. Nous achetons du café de haute qualité et en 2024, il coûtait trois fois plus cher que l'année précédente. Bien sûr, cette augmentation se reflète dans le coût d'une tasse de café".

Les cafés les plus agréables des centres historiques sont souvent "colonisés" par les touristes © Valentina Saini

Le prix moyen d'un kilo de café est maintenant de plus de 12,60 euros, contre environ neuf euros en 2021 : soit une augmentation de plus de 30 %. Un vrai problème pour les Italiens, qui consomment six milliards de tasses au café chaque année. Katia, une ancienne employée désormais à la retraite, estime que les hausses des prix sont totalement injustifiées. "Il y a tellement de spéculation. C'est pourquoi les Italiens boivent moins de café qu'auparavant, lorsque c'était moins cher".

Michael, 25 ans, travaille dans un magasin de vêtements et vit chez ses parents. Il dit qu'il peut se permettre d'aller souvent dans son café préféré, car il n'a pas de famille à soutenir. "Je pense qu'un employé avec deux enfants ne peut pas se permettre de le faire tous les jours", glisse-t-il. Renata, une enseignante italienne à la retraite, raconte qu'elle va souvent prendre un café avec son mari Giorgio. "Je ne suis pas fan, mais c'est un rituel, comme pour beaucoup d'Italiens. Je ne renonce pas, mais je vais dans des endroits où je sais que cela coûte 1,20 ou 1,30 euro. Ça me choque de voir que dans certains endroits cela coûte 1,70 euro".

Francesca est enseignante en primaire et mère de trois enfants. "Quand on a une grande famille, chaque euro compte", confie-t-elle. C'est pourquoi elle ne va jamais dans un café. De toute façon, elle a constaté l'augmentation du coût des matières premières. "Le cacao est très cher, je le remarque quand j'achète des biscuits pour mes enfants". Cependant, Francesca observe que les bars et les cafés sont toujours pleins. "Beaucoup de gens pensent qu'un café à 1,50 euro n'affectera pas leur compte en banque, mais ils se trompent. Je préfère renoncer au café et économiser de l'argent pour partir en voyage en famille".

Selon Giacomo, un retraité, "un café peut facilement facturer plus de 1,50 euros pour un espresso, c'est fou. C'est pourquoi je n’y vais plus. Je fais mon propre café à la maison, avec le moka." Il blâme les touristes si les cafés sont toujours bondés. "Pour un Allemand ou un Texan, dépenser cinq euros pour un café et une pâtisserie n'est rien, car ils gagnent beaucoup plus que les Italiens".

Le surtourisme « colonise » les cafés traditionnels

En effet, les cafés les plus agréables des centres historiques des villes italiennes sont souvent "colonisés" par les touristes. C'est un autre symptôme de la surfréquentation qui a submergé Venise, Florence et Rome. En Toscane, par exemple, il y a un restaurant ou un café pour 94 habitants.

Le surtourisme chasse les résidents des centres-villes, faisant monter le coût des loyers, de la nourriture et bien sûr, du café. Les touristes ignorent souvent l'étiquette qui régit les cafés italiens : les Vénitiens et les Romains, par exemple, ne demandent pas aux serveurs de les prendre en photo pendant qu'ils boivent leur café. Ils ne donnent pas non plus les journaux réservés aux clients aux petits enfants. Pour les Italiens, boire un expresso est un rituel. "Pour nous, prendre un café et un croissant en lisant le journal, c'est ce que représente la cérémonie du thé pour les Japonais", explique Gabriele, un entrepreneur de 39 ans, en trempant son croissant à la crème dans un long décaféiné. "Quand j'ai besoin de faire une pause du travail, je sors prendre un café et je déconnecte pendant quinze minutes". Enfin, si le dernier croissant n'a pas été mangé par un touriste affamé, ajoute-t-il, plaisantant à demi.

*Le Risorgimento est le mouvement d'unification de l'Italie au XIXe siècle, mené par la maison de Savoie
Maria, Francesca et Valentina au Caffè Sorarù de Vicence ® Valentina Saini

Photo de Une : Prendre un espresso au comptoir® Valentina Saini