Entretien de Bernard Mossé, responsable scientifique de NEEDE Méditerranée, avec François Crémieux, directeur général de l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille (APHM) et Émilie Garrido-Pradalié, directrice de l’innovation de l’APHM.
#5 Le projet NAVIRE-AVENIR : un navire-hôpital pour le sauvetage en mer
BM : Je reviens à la question de l’hospitalité. L’APHM participe à un projet d’envergure que j’ai pu accompagner un temps au nom de notre association NEEDE Méditerranée, grâce à Émilie : le projet NAVIRE-AVENIR, la création d'un navire-hôpital pour le sauvetage des migrants en mer Méditerranée.
F.C. : Pour commencer, je voudrais dire que notre implication est d’abord une question d’âme.
Avant de parler de construction d’un navire, il faut parler de notre implication dans l’idée qui préside à cette construction. J'insiste beaucoup là-dessus. Le seul fait qu'on soit capable de faire vivre l'idée de la construction d'un navire qui soit dédié à la prise en charge des migrants en mer pourrait être perçu, dans une certaine mesure, comme une perte de temps. En particulier par ceux qui s’occupent aujourd’hui du sauvetage. L'urgence est-elle vraiment de réfléchir à l'idée d'un bateau emblématique ou d'une flotte de bateaux emblématique ? Vous rappeliez justement les dizaines de milliers de morts en mer Méditerranée. L’urgence n’est-elle pas de sauver le maximum de personnes le plus tôt et le plus vite possible, et donc de consacrer toute notre énergie et tout notre argent à cette mission ? Sans doute. Mais il faut aussi continuer à faire vivre l'idée qu'on pourrait changer la donne et faire en sorte que le sauvetage en mer ne soit pas uniquement un sauvetage d'urgence avec les moyens du bord… Mais qu’il engage face à ces drames ce qui nous reste d’humanité. Et donc notre première contribution, c'est de faire vivre l'idée que construire un bateau, ou construire une flotte, c’est au-delà de l’acte de sauvetage, travailler l’idée d'une continuité de gestes d'humanité entre l'arrivée sur le navire et l'arrivée sur la terre.
BM : Dans l’esprit de la Convention internationale (Sarr, 1979) qui fait devoir aux marins non seulement de porter secours aux personnes en détresse, mais de les « conduire en lieu sûr » …
F.C. : … de les conduire en lieu sûr, oui, mais cela commence d'emblée par le geste d'accueil, la manière dont ce bâtiment est identifié en mer par des gens qui sont sur un zodiac à quelques centaines de mètres. Mais c’est ensuite les premières rencontres, les premiers mots échangés, la première nourriture avalée, et ensuite le débarquement. Où et comment cela se passe ? Mais aussi les questions administratives sur l'accès aux droits, comment contacter ses proches, comment se procurer une puce de téléphone, et que sais-je encore…. Les gestes d'hospitalité démarrent sur le pont du navire. Mais pour les personnes qui sont recueillies, on doit organiser une certaine continuité avec la prise en compte de ce qui s'est passé avant d'arriver sur le bateau et de ce qui va se passer après. On évoquait tout à l'heure la Maison des Femmes : l'une des caractéristiques décrites par de nombreux universitaires et militants associatifs, c’est la violence quasi systématique faite aux femmes dans leur parcours migratoire ; un parcours qui peut durer plusieurs années et dont les femmes sont particulièrement les victimes.
Et donc la prise en charge spécifique de cette question est aussi importante que le sauvetage lui-même.
Le projet doit ainsi prendre en compte tous les aspects du sauvetage dans la continuité depuis le secours en mer jusqu’à l’accueil sur terre.
É.G-P. : Cela se traduit dans ce qui peut paraître des détails comme les symboles qui entourent le navire, que ce soit son dessin, son pavillon, sa signalétique… Ce sont des questions qui sont finalement aussi importantes que la construction du bâtiment lui-même. Il y a des artistes qui ont participé aux dessins de l'infirmerie, des diététiciennes qui ont travaillé à la nourriture à bord, des techniciens qui ont travaillé les flux d'énergie nécessaires sur le bateau, etc..
BM : J’ai pu suivre l’évolution ces derniers mois de ce projet de NAVIRE-AVENIR, grâce à Émilie. Où en est-on ? Y a-t-il un espoir de le voir se concrétiser dans les prochaines années ?
F.C. : Ce n'est pas un espoir raisonné. L'idée de la réalisation de ce bâtiment est probable et j'espère même un jour en voir construire plusieurs. Là, on rentre dans des logiques très opérationnelles, à la fois financières, de construction, d'architecture, etc. Avoir cette perspective en tête est indispensable pour faire vivre l'idée. Entre l’idée et sa réalisation, il y a quelques dizaines de millions d'euros à trouver. De toute façon, porter ce projet n'a de sens que parce que l'idée peut se concrétiser. Maintenant, quelle est la probabilité qu'il se concrétise réellement ? Je n’en sais rien. La réponse à votre question est donc par définition, oui.
BM : Puis-je résumer en citant Gramsci : pessimisme de la raison, optimisme de la volonté ?
F.C. : Pessimisme de la raison, non. Optimisme de la volonté, oui, parce que sans volonté, ça ne fonctionnera pas. À cette date, le déclic financier, les quelques dizaines de millions d'euros n'ont pas été trouvés. Mais je suis convaincu qu’ils devraient être un non-sujet. Moi, je m'occupe des finances publiques. Le budget de la santé publique, c'est 1,9 milliard d'euros. Et je suis habitué à manier ces chiffres : je suis comptable de l'argent de la prise en charge des Marseillais par leur Assistance publique. Et donc j'oscille entre les moments où d’un côté j’observe les débats sur le budget aujourd'hui où on jongle avec les chiffres d'un pays très riche, et d'un autre côté, je vois les chiffres qui paraissent dérisoires sur le projet Navire-Avenir ou sur le fonctionnement de l’Hôpital. Et parfois, ce n'est même pas quelques dizaines de millions d'euros, c'est quelques milliers d'euros qui peuvent manquer dans un service de l'Assistance publique, pour acheter le matériel nécessaire. On est dans un monde qui est contraint, sur le plan politique, par les priorités qu'on se donne collectivement. Et probablement que le projet Navire-Avenir n'est pas la première des priorités politiques du moment en France. On est pris quand même par un optimisme, si ce n'est de la volonté en tout cas de l'action : c'est l'optimisme du mouvement.
Et donc on contribue effectivement à ce projet parce que ça résonne avec toute la discussion que nous venons d'avoir sur ce qui fonde l'engagement collectif des professionnels de l’APHM. Nous ne sommes pas toujours tous d'accord, nous les 18.000 professionnels de l’APHM, sur notre rapport à la Méditerranée, à la migration, au sauvetage en mer. Et nous n’avons certainement pas tous les mêmes opinions politiques. Mais il se trouve quand même que nous avons tous le point commun de travailler dans un environnement dans lequel cette question d’une attention aux plus vulnérables est incarnée par les métiers que nous exerçons. Et plus encore pour ceux qui sont en blouse blanche dans les services que pour moi. Mais, quand même, on est tous marqués par cette incarnation d'une certaine forme de foi, d'actes d'humanité.
Le projet de création d’un navire-hôpital pour le sauvetage en mer et l’accueil des migrants en est une belle et profonde manifestation.
Biographies

François Crémieux est un haut fonctionnaire de la santé dont le parcours est singulier et pluriel. Diplômé en économie des universités de Paris Dauphine et Lancaster (GB) et en santé publique de la faculté de médecine Paris Diderot, il dirige depuis juin 2021, l’Assistance Publique-Hôpitaux de Marseille, l’APHM. Il a conduit une longue carrière de directeur d’hôpital qui l’a mené du centre hospitalier Clermont de l’Oise à l’hôpital de Kosovska Mitrovica au Kosovo en passant par des fonctions de conseiller auprès de Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé et d’adjoint à la Direction Générale de l’APHP auprès de Martin Hirsch. Son engagement s’inscrit dans des actions multiformes : volontaire en Bosnie dans les années 1990, en pleine guerre ; membre du comité de rédaction de la revue Esprit de longue date ; partisan d’un hôpital en première ligne pour réduire les inégalités sociales d’accès aux soins.

Emilie Garrido-Pradalié est directrice d’hôpital chargée de l’innovation à l’APHM. Diplômée en économie théorique et appliquée de l’université de Montpellier et en informatique et systèmes d’information par l’école des mines d’Alès, elle a débuté sa carrière dans la fonction publique au sein de la Métropole de Montpellier dirigée par Georges Frêche. Elle a rejoint le CHU de Montpellier en 2008 pour y mener des activités de conduites du changement auprès des ressources humaines, médicales et non médicales puis l’APHM pour mener la direction de la recherche à partir de juin 2018.

Bernard Mossé Historien, responsable Recherche, Education, Formation de l’association NEEDE Méditerranée. Membre du Conseil scientifique de la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Éducation pour laquelle il a été le responsable scientifique et le coordonnateur de la Chaire UNESCO « Éducation à la citoyenneté, sciences de l’Homme et convergence des mémoires » (Aix-Marseille Université / Camp des Milles).