Pendant plus de 30 000 ans, un incroyable bouclier naturel a préservé le bestiaire pariétal de la grotte Cosquer, sur le littoral marseillais. Mais avec le réchauffement climatique et la montée des eaux en Méditerranée, les chevaux commencent à boire la tasse.
Une étonnante intuition a-t-elle conduit les artistes de la préhistoire à choisir la grotte Cosquer plutôt que celle de Port-Miou, distante de quelques kilomètres, pour y peindre leur bestiaire animiste ? « La préservation de ses fresques parvenues intactes jusqu’à nous 33 000 ans après la première occupation de la cavité, est une chance inouïe résultant d’une accumulation de circonstances favorables », explique Bruno Arfib, responsable d’une équipe de scientifiques au Centre de recherche sur les géosciences (Cerege) à Aix-en-Provence.
Des fresques inédites
L’emplacement du site dans un massif calcaire est la première de ces anomalies salvatrices qui a conduit jusqu’à nous des fresques inédites figurant des animaux marins, tels que pingouins et méduses, aux côtés des traditionnels chevaux et bisons présents dans quasiment toutes les cavités pariétales. Ces formidables témoignages animistes ouvrent le grand livre climatique de la planète entre les pages allant de 33 000 à 20 000 ans avant notre ère, à une époque où le refroidissement avait emprisonné l’eau dans les glaciers, provoquant une baisse importante du niveau de la mer. Face aux falaises des calanques s’étendait une vaste plaine giboyeuse. Les vagues étaient alors à plusieurs kilomètres. L’entrée du boyau de la grotte, situé aujourd’hui sous 33 mètres de fond, était à sec.
Autour de la Méditerranée, la composition géologique des roches calcaires où il est creusé forme ce que les chercheurs appellent des karsts. Ces aquifères ont une caractéristique unique : ils se transforment très rapidement en suivant l’évolution du paysage terrestre pour fabriquer de nouveaux passages à l’écoulement des eaux de surface. Il y a 6 millions d’années, suite à la fermeture du détroit de Gibraltar, le niveau de la Méditerranée s’est abaissé de 1500 mètres. Pendant cette période, le paysage karstique a continué de se modifier, des canyons se sont creusés de plus en plus profondément, et de nouvelles cavités sont apparues. Quand la mer Méditerranée a retrouvé son niveau d’origine, ces réseaux se sont à nouveau remplis d’eau douce provenant de la surface. C’est le cas de Port-Miou, totalement immergée avec une profondeur connue de 232 mètres d’où surgit une des sources sous-marines côtières majeures dans le bassin.
La pression de la mer va s’accroître
Rien de tel à Cosquer. « La grotte semble déconnectée du réseau karstique », décrit Bruno Arfib. Aucune chance que l’eau de pluie s’y infiltre. « C’est comme si elle était protégée par un bouclier imperméable », résume-t-il. Cette exception dans un massif calcaire a créé un phénomène inédit : la pression de l’air dans cette cavité semi-immergée est plus haute que la pression atmosphérique extérieure. Grâce à ce déséquilibre, le niveau de l’eau dans la grotte est jusqu’à un mètre inférieur à celui de la mer avec des variations sans doute causées par et les tempêtes et les marées, faibles, mais bien présentes en Méditerranée.
Alors d’où vient l’air présent dans cette cavité étanche ? Bruno Arfib émet une hypothèse étonnante : il passerait sous forme de microbulles à travers des fissures non colmatées de la falaise, tout bonnement poussé par le rythme incessant des vagues. « C’est un phénomène exceptionnel, inconnu avec cette ampleur, qui fournit une pression atmosphérique suffisante pour repousser l’eau de mer », explique le chercheur. Dans ce cocon, la cavité a bénéficié d’une température (autour de 15°C) et d’une hygrométrie constante, insensible aux saisons et aux changements climatiques depuis 30 000 ans. Une chance ahurissante pour la conservation des peintures rupestres.
Le destin exceptionnel de cette grotte ornée n’est cependant pas immuable. À cause du réchauffement climatique, la pression aquatique va inexorablement s’accroître. « Selon nos calculs, si le niveau de la Méditerranée monte de 50 centimètres, l’eau montera de 1,5 mètre dans la grotte en perdant la surpression » a calculé Bruno Arfib, entraînant sous les flots le témoignage inestimable des premiers artistes de l’humanité. C’est donc un branle-bas de combat qui agite en ce moment la communauté des paléontologues.
Cartographie photogrammétriques
Reléguée au second plan après la découverte de la grotte Chauvet qui avait accaparé les moyens de recherches en 1994, Cosquer n’est accessible qu’à des plongeurs confirmés, capables d’explorations subaquatiques techniques pour remonter les 120 mètres du goulot d’accès aux fresques. Une première campagne de cartographie 3D menée en 2018 avait permis de constituer les éléments du fac-similé (ouvert en juin 2023 à Marseille, dans un espace baptisé… Grotte Cosquer). Il en fallait plus pour les chercheurs. Pour préserver en totalité la mémoire du site, le ministère de la Culture a ordonné en 2021 un nouveau contrat de balayage numérique de la grotte au spécialiste de géodonnées Fugro.
« Nous avons utilisé les dernières technologies photogrammétriques de numérisation laser 3D et d’éclairage pour cartographier la cavité avec une résolution de 0,1mm », explique Bernard Chazaly, l’ingénieur géomètre-topographe qui a dirigé le projet. La section sous-marine, qui représente les deux tiers de la cavité, les paysages entourant l’entrée à 37 mètres sous le niveau de la mer et l’étroit tunnel d’accès sous-marin conduisant à la grotte, ont également été concernés par cette mission qui aura nécessité au total plus de 110 plongées extrêmes avec un appareillage scannant un million de points par seconde.
Et déjà, les premières surprises surgissent. « La grotte est entièrement couverte de gravures, même dans les hauteurs de la grande cheminée », explique Laurent Delbos qui a piloté le chantier de restitution de la grotte. À ce jour, les connaissances acquises à Cosquer ont permis de recenser plus de 500 œuvres pariétales et gravures, dont des représentations uniques d’animaux marins tels que pingouins, phoques et méduses.

Photo de Une : détail d'une peinture découverte dans la grotte Cosquer ©Paul Molga