Dans le monde de l’art et des artistes, tout le monde connaît Miquel Barceló ! Mais ce n’est sans doute pas le cas pour tous ceux qui ne baignent pas dans ce petit monde aux codes bien définis et aux signes de reconnaissance établis, considérés comme allant de soi.
Figure de la création contemporaine, Barceló, comme son ami Mariscal, émerge dans les années 1980 à Barcelone et s’impose vite sur la scène internationale. Il attire l’attention du fameux galeriste de New-York, Leo Castelli, et aurait pu suivre la trajectoire d’une nouvelle star internationale du monde de l’art. Il fait un tout autre choix et décide de s’installer en Afrique.
« À Gao, j’ai tout de suite été ébloui. Tout est tellement radical. Et la beauté du fleuve. La voiture était remplie de couleurs, de pigments, bleus, rouges, noirs, blancs, j’avais vingt-sept ans, c’était un nettoyage d’esprit et de tout. Ensuite, quand je suis arrivé en pays Dogon, ça a été une révélation ». C’est ainsi que Barceló raconte, dans un livre magistral « De la vida mía[1] », sa rencontre initiatique avec le monde africain.
Il vient de Majorque et il est profondément inscrit dans les entrailles de cette terre comme de cette mer, de ce milieu du monde, la Méditerranée, qu’il ne sépare pas du monde africain, et en particulier du pays Dogon. C’est là justement où il s’est trouvé, là où sa sève créatrice ne s’est pas dispersée en vaines tentatives, internationalisées, en art factice et fabriqué, bon à vendre dans les grandes galeries du monde entier. Il creuse sa propre singularité, venue de Majorque, et explore tout un univers marin, avec une jubilation explosive, une effervescence partagée.
On sent presque le goût des oursins ou le souffle des murènes dans ses toiles, dans sa pâte jubilatoire, dans ses traits affirmés et souverains. Le monde de la mer vient jusqu’à nous, dans ses vertiges, dans tous ses allers et ses retours qui témoignent d’une véritable passion pour la plongée et une connaissance intime du monde marin et sous-marin.

Un homme Singulier
Barceló est un homme singulier, il n’en fait qu’à sa tête et nul ne peut lui imposer quoi que ce soit ! Il trace son propre chemin et se fout de ce qui devrait être fait, ou pas. Peu importe le regard, compassé, d’un monde de la critique qui cherche à l’enfermer dans des catégories qui ne sont pas les siennes et dans lesquelles il ne se laisse jamais prendre. Il avance, résolument. Se saisit de lieux emblématiques ou « officiels » comme la Coupole du palais des Nations-Unies, à Genève, où il réinvente un ciel constellé de matière picturale qui laisse pantois, tant il déborde d’énergie créatrice.
Il y a très souvent de l’excès chez Barceló, il déborde, dépasse ou retourne l’ordre installé. Mais il y a aussi un immense respect pour les lieux du sacré, comme en témoigne son intervention, fulgurante, dans la cathédrale de Palma de Majorque. Il recrée une sorte de grotte inspirée, aux parois habitées par tout un monde marin, nous sommes sur une île, où la grâce advient à partir de secousses telluriques et non en renonçant à la chair du monde, à sa beauté sensible. Le ciel et la terre se parlent, se font écho, font entendre leurs murmures sacrés.
Pas d’oubli du monde, de fuite vers des limbes, inaccessibles, ou de refus d’habiter notre époque, telle qu’elle est. Reste une présence, inspirée, et toute une puissance, transfigurée, qui ouvre à chacun et à tous un chemin vers le ciel, à partir d’un sol qui semble vibrer. « Cette fresque est comme une création du monde, avec tous les poissons et tous les fruits du monde. Je voulais que les motifs de l’œuvre naissent de l’argile, un geste religieux, presque biblique. », observe t-il dans « De la vida mía », et il ajoute : « Je voulais que tout soit nouveau, alors je voulais chaque jour faire quelque chose que je n’avais jamais encore fait. »
À la Recherche d'expériences nouvelles
Barceló s’inscrit dans une généalogie, qui est d’abord et avant tout la sienne, depuis Majorque. Là où il croise bien sûr un autre grand artiste majorquin, Joan Mirò, qu’il reconnaît, observe, dont il s’inspire et puis s’en détache. Picasso est dans le paysage de son art, mais pourquoi devoir toujours le comparer à cet homme aux mille vies, à cet ogre aujourd’hui si décrié pour ses mœurs, et à un discours, convenu, qui voudrait abolir le génie d’un artiste ?
Barceló est tel qu’en lui-même, il n’a pas besoin d’ascendants glorieux pour exister pleinement et s’imposer pour ce qu’il est, à travers ce qu’il crée.
Il cherche des expériences nouvelles, une traversée de toutes les frontières de la création, comme lors de sa performance au festival d’Avignon en 2006, avec le danseur et chorégraphe Joseph Nadj, où il crée Paso Doble.
Un mur de glaise qu’il bâtit et déchire, pris dans la matière qu’il sculpte avec tout son corps. Un émerveillement ! Ou comment être secoué, jusque dans ses profondeurs, par l’invention de formes nouvelles et la remontée de ce qui vient du plus profond, de l’archaïque. Du monde des grottes, qu’il admire tant, là où « quelque chose qui surgit peu à peu du noir, une image qui apparaît, c’est l’image de la vie même. Tu vois qu’il n’y a pas de progrès en art, l’art c’est toujours l’art, l’art est là par ce qu’on a en a besoin, on ne peut pas s’en passer pour exister, peu importe l’époque. »
Cet art de Barceló vient de la Méditerranée, de son effervescence créatrice, de son refus de consentir aux seuls héritages du passé, sans jamais y renoncer pour autant. C’est un art qui traverse toutes les frontières et qui cherche sa part d’universalité. Il trouve un chemin pour « Universaliser[2] », comme nous y invite le philosophe Souleymane Bachir Diagne, depuis l’Afrique, dont Barceló ne s’est jamais séparé. Elle est là qui leste son regard et instaure des liens, vivants, entre toutes nos rives.
Une dernière actualité, après Palma de Majorque, Barceló renoue avec le temps des cathédrales. Il a en effet été retenu comme un des artistes contemporains appelé à créer une œuvre pour Notre Dame de Paris. Trois tapisseries dont il va dessiner les formes et qui sera réalisée par la Manufacture des Gobelins.
Barceló, encore et encore !
[1] Miquel Barceló, De la vida mía, Mercure de France, 2023, 260p, 35 euros
[2] Souleymane Bachir Diagne, Universaliser. L’humanité par les moyens de l’humanité, Albin Michel, 2024, 178p, 19,90 euros

Pour aller plus loin, quelques livres :
Dore Ashton, Miquel Barceló, en chemin, Actes Sud, 2013, 35 euros
Miquel Barceló, Sol Y Sombra, Actes Sud, BNF et Musée Picasso, 2016, 29 euros
Portrait de Miquel Barceló en artiste pariétal, Gallimard/Collection Lambert Avignon, 37 euros
Miquel Barceló, Mapamundi, Fondation Maeght, 2002
Photo de Une : 1994_L’Alatxa_30x23,5cm_©Miquel Barceló_Photo_André-Morin_Collection de l'artiste