Droit de la nature un enjeu majeur pour la Méditerranée #5

Face à la crise mondiale climatique, à la chute de la biodiversité, à la pollution anthropique et aux projets industriels de plus en plus destructeurs, la reconnaissance de droits à la Nature constitue un des leviers nécessaires pour engager les États et les communautés d’acteurs, privés et publics, vers la transition écologique. Depuis une cinquantaine d’années des initiatives locales, nationales ou internationales, ont fait peu à peu avancer ce droit.

Entretien de Bernard Mossé responsable scientifique de l’association NEEDE Méditerranée, avec Victor David, juriste, chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et membre de l’Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Écologie (IMBE).

#5 La Méditerranée un bien commun ou une personnalité juridique ?

Victor David : Il y a dans la notion de bien commun une difficulté. On va dire que j’en suis resté à une vision un peu négative des communs, dans le sens de la « tragédie des communs », de surexploitation des ressources communes. Il ne suffit pas de dire que la Nature est un bien commun de l'humanité pour qu’elle soit protégée.
L'exemple que j'ai eu sous les yeux, si on peut dire, c'est la Grande Barrière de corail, à l’ouest de la Nouvelle-Calédonie, en Australie. Elle fait partie du Patrimoine mondial de l’UNESCO depuis une quarantaine d'années maintenant. Elle est mise en danger à la fois par le réchauffement climatique, bien sûr, mais aussi par les activités industrielles, minières et agricoles que développe à outrance l'État du Queensland.
Toute la pollution finit à la mer comme une partie du charbon qui est chargé dans les principaux ports ; ou comme les engrais des bananeraies qui finissent à la mer… Et tout ça finit par tuer la Grande Barrière de corail, pourtant fierté australienne s'il en est, admirée par le monde entier. Mais qui la défend au fond ? Personne en fait, à part l'UNESCO qui menace de retirer son label de patrimoine mondial…

VD : Oui, Créer le statut sui generis d’entité naturelle juridique et, dans notre cas, en faire bénéficier la Méditerranée. Il ne s’agit pas de réinventer la poudre ni de complexifier inutilement la protection de la Méditerranée en créant par exemple de nouvelles instances à cet effet. Il existe aujourd'hui des instances qui n'ont pas a priori cette vocation aujourd'hui mais qui pourraient l’endosser. Par exemple, il y aurait une légitimité pour l'UPM (Union Pour la Méditerranée) d'être porte-parole de la Méditerranée reconnue comme entité naturelle juridique. Elle a la capacité et la légitimité pour parler autant avec Chypre ou le Liban qu’avec la Turquie ou, bien sûr, avec la France.
Donc je pense qu'il n'y a pas besoin de créer une solution ex nihilo. Il faut partir de l’existant pour le faire évoluer et faire prendre en charge par les pays cette nouvelle approche de la Méditerranée.

VD : C'est clair qu’on se heurte à la souveraineté des États. Aujourd'hui, chaque État peut faire ce qu'il veut sur son espace maritime. Donc allez leur dire qu'effectivement il faut respecter la Méditerranée parce qu'elle a des droits : c’est sûr que les États vont y réfléchir à deux fois ! Mais peut-être qu’à la deuxième réflexion, certains vont commencer à se dire : OK, je considère la Méditerranée comme entité juridique et c’est mieux pour tout le monde… !

VD : Sur cette question, j'attire l'attention sur le fait qu’il n'y a pas de concurrence entre les droits de la Nature et le droit de l'environnement.
Les droits de la Nature, c'est à l’image des droits humains : comme les humains ont un droit au travail, un droit à la santé, à l'éducation, à la vie, à la dignité, etc….
Le droit de l'environnement, c'est un tout, un ensemble de politiques publiques, de règles juridiques pour les acteurs du public et du privé, etc.
Les droits de la Nature n'ont aucune vocation à se substituer au droit de l'environnement. Les droits propres reconnus à la Méditerranée viendront simplement renforcer la protection reconnue à la mer par les textes existants,

N’y a-t-il pas contradiction entre cette affirmation et la création d’entités naturelles juridiques ou même avec le droit de l'environnement ? Certes, l'Homme fait partie de la nature et on peut dire dans ce sens qu'il ne fait qu'un avec elle. Mais n’est-ce pas au nom des déséquilibres naturels et des dérèglements de la Terre qu’il provoque qu’il doit assumer une responsabilité éminente vis-à-vis d’elle, jusque dans la création d’un droit spécifique ?

VD : Je pense que cette contradiction est surmontable. Quand on regarde l'humanité elle-même, on constate que tous les humains n’ont pas toujours été égaux entre eux. Je pense aux femmes, aux esclaves. Et même aujourd’hui, qu’ai-je de commun, moi, avec Elon Musk : il a un pouvoir sur la planète que je n'ai pas. Mais il a autant de responsabilités que moi vis-à-vis de la Terre, comme vous dites. Que l'homme ait une responsabilité grandissante ce n'est pas incompatible avec le fait que la Terre ait des droits pour mieux se défendre. C'est pour cela que j'ai voulu sortir finalement du débat des droits de la Nature, peut-être même sortir des débats philosophiques, pour me placer vraiment dans l'arène juridique.

VD : On a déjà évoqué ensemble la question de l'écocide. Pour moi, on ne peut pas « tuer » une entité qui n'existe pas juridiquement. Dans ce sens, les ONG nationales et internationales qui se battent pour l’écocide, mettent la charrue avant les bœufs. Reconnaissons d'abord que la Nature et certains de ses éléments sont des êtres, des entités juridiques, et à ce moment-là, on pourra dire que leur porter atteinte, y compris irrémédiablement, peut constituer un écocide. Je voudrais préciser ici qu’à mon sens il n’y a pas lieu de donner au terme écocide la charge émotionnelle et historique qui accompagne le terme génocide. L’écocide doit être simplement le nom donné à certaines atteintes graves considérés comme des crimes à l’encontre d’éléments de la Nature. De même qu’on parle de fratricide ou d’homicide. Donc l'idée principale pour moi, c'est la reconnaissance préalable d’un nouveau statut pour certains éléments de la Nature avant de parler d’écocide. On peut très bien imaginer dans le processus juridique que, effectivement, il y ait des humains qui soient désignés pour parler au nom et dans l'intérêt de l'entité, et pas en tant qu'État.

VD : Le problème de l'État, c’est qu’il est juge et partie. Il est à la fois en train de dire qu'il faut développer l’économie, créer des emplois, etc. Et d’un autre côté, il devrait empêcher de couper des arbres. Alors que, pour porter la contradiction, il faut une personne qui puisse dire : « je suis la forêt, voilà mes intérêts ! » Cela permet de rééquilibrer le procès.
Aujourd'hui, d’un côté, la Nature reste objet. De l’autre, les droits de la Nature ne sont plus que des conceptions philosophiques sophistiquées, sur la vie, notre vision du monde, etc. Il faut qu’ils aient une vraie portée juridique.

Considérer la Méditerranée, ses espèces et ses milieux, comme entité juridique dans un procès où ils seraient en capacité de se défendre, à un niveau concret, terre à terre, cela aurait des conséquences importantes pour une meilleure protection de la Nature. Et finalement dans l’intérêt de tous.