Le piment d’Alep n’est pas seulement un ingrédient incontournable de la cuisine levantine, il est aussi un pilier économique pour de nombreuses familles de Salqin. Mais entre sécheresse et conflits, la production de ce précieux fruit rouge, extrêmement recherché au Moyen-Orient, est mise à rude épreuve. Face à la crise climatique, les agriculteurs innovent pour préserver une culture qui façonne à la fois leur quotidien et leur patrimoine.
Cultivé dans le village syrien de Salqin, niché dans la province d’Idlib cette variété de piment, plus connue sous le nom de piment d’Alep, est un ingrédient phare de la cuisine locale, prisé pour son goût légèrement fruité et piquant. « Un peu umami » (savoureux) ajouteraient certains.
Un symbole culturel et culinaire
Utilisé notamment dans la préparation des produits du terroir – la mouné – le piment d’Alep est plus qu’un simple condiment. Il est un pilier culturel et culinaire pour toute la région. On le retrouve dans le makdous – petites aubergines blanchies, farcies d’un mélange de piment, de noix et d’ail conservés dans l’huile d’olive –, dans le shanklish – fromage traditionnel sec et affiné, généralement fabriqué à partir de lait de vache ou de chèvre –, mais on peut aussi en faire de la pâte de piment (رب الحر ) ou de la mouhammara – une sauce/dip originaire d'Alep, en Syrie, très populaire dans la cuisine levantine et turque. « On trouve beaucoup de piments sur le marché, du piment oiseau au habanéras, mais rien ne donne la saveur et la texture du piment d’Alep », raconte Rosie, libanaise, quarante ans, femme au foyer.
Cette année, les étals des marchés libanais, turcs et irakiens, traditionnellement inondés de piments rouges syriens dès le mois d'août, ont connu un retard inhabituel. Ce n'est qu'à la fin du mois de septembre que quelques caisses sont apparues, révélant ainsi une fragilité dans la chaîne d'approvisionnement. « Beaucoup de clients viennent demander des piments d’Alep pour leur mouné, narre Bassam, primeur au Liban. Je m’en suis procuré quelques caisses, mais les grandes quantités vont chez les grands distributeurs ou les producteurs de mouné en quantité dans la caza (province)de la Bekaa. »

Une économie locale à l’épreuve de la sécheresse
Le commerce du piment représente une source de revenus cruciale pour la population locale. Exporté principalement vers le Liban, la Turquie et l’Irak, il contribue au maintien d’une économie locale dans une région où le conflit a laissé peu d’opportunités. En dépit de ces atouts, le secteur agricole syrien est confronté à des défis environnementaux sans précédent. Depuis près de 70 ans, la Syrie connaît en effet une sécheresse qui menace non seulement l’agriculture, mais également la sécurité alimentaire.
En 2021, la Syrie a enregistré sa pire année de sécheresse en sept décennies, avec des températures qui ont grimpé de 5 degrés par rapport à la moyenne annuelle. Certaines régions, comme Rakka, ont vu les précipitations chuter drastiquement, atteignant à peine 80 mm, contre 208 mm en 2019. Cela s’est répercuté directement sur les cultures, avec une chute des récoltes de blé de près d'un million de tonnes au cours de la dernière décennie. Dans ce contexte, maintenir la culture du piment rouge relève presque de l'exploit. « Avant nous exportions (la région NDLR) plus de quarante tonnes de piments par an, aujourd’hui nous arrivons à peine à en vendre moins de vingt sur le marché local et international, explique Mahmoud, un agriculteur. L’eau se fait de plus en plus rare, et s’en procurer coûte beaucoup trop cher. »
L’adaptation face à la crise climatique
Face à cette crise climatique, les agriculteurs de Salqin ont dû s’adapter pour survivre. L’un des principaux leviers de cette adaptation est la plantation à faible consommation d’eau. Cette technique permet une utilisation plus rationnelle de l'eau. Au lieu d’une irrigation traditionnelle, la micro-irrigation permet d’arroser les cultures au goutte-à-goutte, réduisant ainsi les pertes par évaporation et infiltration. « Nous utilisons aussi le paillage qui permet de garder l’humidité du sol et la bouse de vache naturellement riche en eau. Ceci nous a permis de maintenir une partie de la production de piments, malgré des conditions climatiques extrêmement difficiles », poursuit Mahmoud.
Certaines organisations non gouvernementales (ONG) comme International Center for Agricultural Research in the Dry Areas (ICARDA), Care France, ou même l’Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture ont joué un rôle essentiel dans la survie de cette économie locale. Elles apportent un soutien technique aux agriculteurs, les formant aux nouvelles méthodes de gestion des parcelles, et offrent des financements pour améliorer les infrastructures locales, notamment les unités de transformation des récoltes.
Contrebalancer les aléas climatiques et géopolitiques
Selon les habitants, ce soutien a permis de pérenniser une partie de la production de piment, malgré l’instabilité géopolitique de la région. Des projets de financement participatif, comme l’achat en commun de machines, ont également vu le jour. De quoi permettre aux agriculteurs d’accéder à des outils modernes et de diversifier leurs sources de revenus. Toutefois, ces efforts ne suffisent pas à éliminer les obstacles structurels qui freinent le développement de cette activité économique.
En réduisant la dépendance à l’eau, les agriculteurs concentrent leurs efforts sur d’autres aspects de la production, comme la transformation locale du piment. Ce processus, qui inclut le séchage, l’égrainage et le broyage, ajoute de la valeur au produit brut, tout en créant des emplois supplémentaires. La diversification des activités agricoles devient ainsi un moyen de contrebalancer les effets néfastes du climat sur les cultures.
Un commerce sous pression
Malgré les avancées techniques et les soutiens externes, l’accès limité aux marchés internationaux reste un frein majeur pour les producteurs de Salqin. En raison des tensions politiques et des conflits armés, les exportations de piments vers des pays comme le Liban ou la Turquie sont souvent interrompues. Les routes commerciales deviennent dangereuses ou impraticables, obligeant les producteurs à écouler leurs stocks sur des marchés locaux quasi inexistants.
Cette concurrence accrue met sous pression une économie déjà fragilisée. Les agriculteurs doivent en effet composer avec une volatilité des prix qui peut compromettre leur survie à long terme. Selon des experts, le coût du transport des marchandises entre la Syrie et le Liban a augmenté de 30 % en 2023, aggravant les difficultés financières des producteurs. « Bien que prisés par les étrangers (Libanais, Irakiens et Turcs NDLR) nos produits arrivent souvent à moitié pourris à cause des conditions de transport insolites et du temps que les conflits nous font perdre », explique Abdallah, agriculteur.
En combinant des techniques agricoles innovantes et des initiatives locales, la communauté de Salqin a su maintenir une activité économique vitale, tout en s’adaptant aux réalités climatiques. Le piment rouge, autrefois symbole de prospérité, est aujourd'hui un témoignage de la détermination à préserver un patrimoine immatériel et un mode de vie.
