Algérie

Promouvoir et éduquer le public à l’art algérien

L’Algérie compte un nombre important d’artistes peintres, dont certains de renommée mondiale comme Baya et Issiakhem. Cependant, le marché de l’art n’est pas organisé et reste donc réservé à une certaine élite. Les professionnels tentent de nouvelles approches afin d’intéresser le grand public à l’art et permettre aux artistes de vendre leurs œuvres. Sabrina Tazamoucht, Abderrahmane Kahlane, Ali Djerri et Ali Serraoui agissent, chacun à son niveau, pour promouvoir les arts plastiques en Algérie.

Artiste aux multiples talents et commissaire d’exposition, Abderrahmane Kahlane ne cache pas sa colère. Rencontré dans son atelier de Ryadh el Feth, vaste espace qui fut le cœur battant de la capitale des années 1980, Abderrahmane estime que le domaine des arts plastiques est aujourd’hui menacé. « Nous vivons une période où de pseudo-artistes n’hésitent pas à faire des copies d’œuvres originales plagiées sur internet et à les revendre à des prix qu’ils ont eux-mêmes fixés », lance-t-il en ajustant ses lunettes à la Lennon. «Ces pratiques participent, selon lui, à fragiliser un marché de l’art «qui peine à s’organiser ». L’Algérie, pays très vaste de près de 45 millions d’habitants, compte un nombre important d’artistes. Il est cependant difficile de recenser leur nombre et leurs disciplines, mais le marché de l’art existe bien. Il suffit juste de l’organiser.

« Autoévaluation»

Depuis des décennies, ce marché répond davantage à des codes informels qu’à des règles clairement définies. Sabrina Tazamoucht, fondatrice et directrice de l'agence d'arts visuels InBloom et de la galerie Bloom The Art Factory, dont le siège est situé à El Biar sur les hauteurs d’Alger, explique les mécanismes d’évaluation du prix d’une œuvre. «Comme le marché n’est pas organisé, c’est souvent l’artiste qui fixe les prix de ses œuvres. C’est donc le résultat d’une autoévaluation. Au fur et à mesure des expositions, sa cote augmente. Mais dans un marché réglementé, ce n’est pas du tout de la sorte que cela se passe », souligne Mme Tazamoucht. Elle considère que le passage par une galerie d’art permet aux œuvres «d’acquérir un statut» à condition qu’elles soient présentées dans un espace reconnu et non pas dans un « simple magasin de vente ».

Le deal entre l’artiste et le galeriste est assez simple : le premier définit son prix et le second rajoute une marge comprise entre 10% à 30%. Mais la directrice d’In Bloom plaide pour un cadre de vente plus formel. «Une galerie d’art sert à organiser, professionnaliser et promouvoir le travail des artistes. C’est notre métier. Nous élaborons le catalogue avec des photos de qualité et des textes pour expliquer et accompagner les œuvres. La galerie s’engage à garantir que l’œuvre est originale en établissant des certificats d’authenticité. Par ailleurs, le galeriste est chargé d’accompagner l’artiste dans toutes les étapes de ses créations », ajoute-t-elle. La reconnaissance passe également par la question de la fiscalité : «Le produit d’une vente effectuée en galerie est soumis à une TVA de 19% », note-t-elle encore.

Abderrahmane Kahlane dans son atelier @T. Hafid

Une berline contre un Issiakhem

Une question s’impose pour tenter de comprendre les mécanismes quasi informels du marché de l’art en Algérie : qui sont les acquéreurs de ces œuvres ? « Des collectionneurs, des entreprises, des institutions publiques et, souvent, des diplomates qui souhaitent garder une part d’Algérie au terme de leur mission », indique Ali Djerri, directeur de Hala Art Gallery, qu’il a fondée avec l’entrepreneur Ali Serraoui. « La question de l’organisation des acteurs du domaine des arts plastiques est primordiale, mais nous ne pouvons pas la dissocier des acquéreurs. C’est un marché, donc nous devons prendre en compte ceux qui initient l’offre et ceux qui sont la source de la demande. Notre travail de galeristes n’est pas seulement d’ordre commercial. Nous devons promouvoir et éduquer le public pour qu’il achète de l’art algérien », insiste Ali Djerri. Ce journaliste de profession a entamé une carrière de peintre après avoir longtemps dirigé le journal El Khabar. « Notre rôle consiste à faire en sorte qu’à l’avenir, l’art devienne une valeur sûre. Cela doit commencer à l’école. Actuellement, ceux qui ont de l’argent préfèrent souvent investir dans une berline allemande de plus de 100 000 euros plutôt que dans un tableau d’Issiakhem», ironise Ali.

Formation, presse et promotion des talents

Quelles sont les mesures à engager en priorité pour organiser et développer le marché de l’art algérien ? Du côté des pouvoirs publics, une avancée a été enregistrée avec la promulgation, en novembre 2023, d’un décret présidentiel instituant le «statut de l’artiste». Le texte, qui a permis de créer une carte professionnelle officielle, définit également «les droits et les devoirs » des artistes. Nos experts sont cependant unanimes sur un point : la formation est un axe à développer en urgence. « Tout est à faire dans le domaine des arts plastiques. Il faut former des commissaires d’expositions, des experts, des critiques d’art et des journalistes. Le rôle de la presse est capital, car c’est à travers elle que nous pourrons démocratiser les arts. Il y a bien des rubriques culturelles dans tous les médias, mais ce n’est pas suffisant. Nous devons encourager la création de magazines spécialisés, dédiés aux œuvres des artistes algériens », précise Sabrina Tazamoucht.

Pour leur part, Ali Djerri et Ali Serraoui, veulent faire de leur galerie un véritable «pôle culturel ». « Hala Art Gallery est vaste et offre toutes les commodités pour mettre en valeur les œuvres de nos artistes. Mais il ne sert à rien de travailler seuls, nous devons nous engager avec d’autres professionnels pour mettre en œuvre un écosystème artistique qui puisse bénéficier à tous les acteurs. Pour cela, il doit y avoir une plus grande implication des pouvoirs publics. Il faudrait, par exemple, encourager les musées à acquérir les œuvres de jeunes artistes. Ces toiles d’aujourd’hui constitueront le patrimoine de demain. Nous devons également sortir d’Alger, car la capitale n’est pas l’Algérie. Des artistes exceptionnels résident dans d’autres régions, il suffit juste de mettre en valeur leur talent », souligne Ali Djerri.

Faciliter l’émergence des jeunes artistes et des autodidactes

Il faut reconnaître qu’Abderrahmane Kahlane est un précurseur en matière de promotion des artistes. Il est en effet à l’origine d’Autodidacte Art, une initiative qui a permis à des artistes autodidactes d’émerger et de vivre pleinement leur passion. « Le potentiel est énorme, car dès la première édition en 2017 j’ai pu recenser plus de 400 artistes qui n’avaient aucune formation académique à travers toute l’Algérie ». Abderrahmane prévoit d’organiser la troisième édition au courant de l’année 2024. Avec InBloom, Sabrina Tazamoucht a opté pour une autre démarche, plus ciblée, qui consiste à accueillir des « artistes contemporains émergents » en résidence, puis à exposer leurs créations. « Nous avons fait le choix de créer une galerie libre, au sein de laquelle les artistes ont carte blanche. Le principe consiste à leur fournir tous les moyens pour favoriser la créativité. Nous les accompagnons ensuite dans toutes les étapes administratives et financières, jusqu’à l’acquisition de leurs œuvres ». SET, de son vrai nom Oussama Harrachif, est le prochain artiste sur la rampe de InBloom. Lancement prévu le 7 juin.

Ali Djerri (à gauche) et Ali Serraoui dans le petit salon de Hala Art Gallery @T.Hafid